Son rôle dans la fondation des missions catholiques en Californie et leurs impacts sur les communautés autochtones fait aujourd’hui de Junípero Serra une figure historique controversée aux États-Unis. Mais à Majorque, l’île natale du saint homme, l’héritage du franciscain est toujours source de fierté. Dans le débat entre les défenseurs et les détracteurs du missionnaire, est-il possible d’enrichir notre rapport à l’histoire ?
En Espagne, c’est l’heure de la sieste. Les rues sont vides. Les maisons aux murs de torchis et aux volets verts semblent endormies sous le chaud soleil méditerranéen. Hormis les quelques voitures stationnées le long des rues étroites, le village de Petra semble figé dans le temps depuis plus de 300 ans.
La réceptionniste du musée Junípero Serra ouvre, à l’aide d’une lourde clé, la porte d’une humble petite maison. Dans la pénombre, on aperçoit une petite cuisine, une chambre minuscule et une étable pour les animaux. Au deuxième étage, une chambre exiguë jouxte un entrepôt où l’on entreposait des outils et des conserves pour l’hiver. On y a laissé les portes de bois d’origine de la maison, sur lesquelles flottent deux grands trous — l’œuvre des visiteurs ayant arraché des copeaux de bois pour rapporter des souvenirs. C’est dans ces pièces qu’a grandi Miguel-José Serra Ferrer, avant qu’il ne parte étudier avec les franciscains, au monastère situé à un coin de rue. Le religieux, qui prendra le nom de Junípero Serra, était un Majorquin parmi tant d’autres avant de partir pour le Nouveau Monde.
Dans le musée adjacent à la maison natale de Junípero Serra, divers artefacts témoignent de la vie du missionnaire. Ses carnets personnels relatent ses aventures en Amérique. En bon franciscain, il refuse de monter à cheval et parcourt à pied la distance jusqu’à la ville de Mexico ; ce sera au prix d’une morsure de vipère qui le fera souffrir une partie de sa vie. Dans une autre pièce, on trouve des maquettes des neuf missions catholiques qu’il fonda en haute Californie. Le nom de ces dernières correspond aux noms des chapelles du monastère de Petra, où il débutera son éducation religieuse. Certaines d’entre elles deviendront de grandes villes californiennes, comme San Diego, San Francisco et Los Angeles.
« Il a apporté la graine de l’Évangile aux villages, avec des valeurs de justice, d’amour et charité, avec la valeur de l’apostolat en respect des Autochtones, il a appris leur langue », dit Catalina Font, conservatrice du musée Junípero Serra, à Petra. La présence des missionnaires a notamment permis à l’Espagne de garder possession du territoire californien malgré l’appétit d’autres puissances colonisatrices comme la Russie, informe Mme Font. « Il y a eu un avant et un après » Junípero Serra, poursuit la conservatrice. « J’espère que sa mémoire demeurera vivante ! »
Cette mémoire semble d’ailleurs rester bien dynamique à Petra, notamment grâce aux efforts de passionnés comme Catalina Font pour mettre en valeur ce personnage. Chaque année, des visiteurs viennent des États-Unis, du Mexique ou d’Espagne pour visiter le petit musée et la maison de Junípero Serra, pratiquement le seul attrait touristique du village. À Majorque, une statue du missionnaire et d’un enfant autochtone s’élève à côté d’une église dans le centre historique de la capitale. On a donné le nom du saint homme à certaines rues, auberges et établissements de Majorque. En septembre, Catalina Font a organisé des fêtes religieuses en l’honneur de Junípero Serra à Petra. Pendant 10 jours, il y a eu des messes, des activités familiales et des conférences en son honneur. La conservatrice du musée a également joué un rôle important dans la promotion de la cause pour la canonisation du Majorquin, qui a eu lieu en 2015. En tant que père fondateur de la Californie, Junípero Serra est devenu une figure ayant contribué à modeler l’histoire des Amériques. Pendant ce temps, de l’autre côté de l’Atlantique, plusieurs crachent plutôt sur son image, également associée à la colonisation des Autochtones.
Un héritage controversé
L’an dernier, une statue de Junípero Serra face au Capitole de la Californie, siège de la législature et le gouverneur de l’État américain, a été déboulonnée dans la foulée du mouvement Black Lives Matter et ses questionnements sur le passé colonial et esclavagiste du continent. Elle sera remplacée définitivement par un monument en l’honneur des Premières Nations. Ce n’est pas la première statue du missionnaire à créer des remous. À Majorque, la statue du missionnaire à Palma a été vandalisée avec de la peinture rouge. En 2020, des activistes ont mis à terre des statues de Junípero Serra à Los Angeles et Sacramento.
« Il [Junípero Serra] a présidé le système de missions en Californie, qui a entraîné la maladie, la servitude et la mort », opine Jesus Tarango, chef de la communauté Wilton Rancheria, dans un article publié le 30 septembre dans The Sacramento Bee. « Je suis un descendant des membres des tribus Miwok et Nisenan, qui ont autrefois prospéré dans la vallée de Sacramento, sur la terre sacrée où se trouve aujourd’hui le Capitole. La statue de Serra a servi de rappel constant de la cruauté et de l’oppression subies par nos ancêtres alors qu’ils étaient poussés au bord de l’extinction. »
À Majorque, Catalina Font rejette en bloc les critiques du saint homme. « Parfois, ceux qui parlent le plus sont ceux qui connaissent le moins l’histoire et qui prennent comme tête de Turc ceux qui les arrangent », rétorque-t-elle.
« Ils [détracteurs de Serra] accusent, par exemple, les missions et la création des réserves qui ont mené à l’oppression des Autochtones, mais la confusion vient qu’il s’agit de deux périodes historiques distinctes », renchérit le frère Carlos Enrique, du monastère de Petra. « À l’époque de Junípero Serra, les Autochtones étaient protégés par des lois qui leur permettaient de posséder des terres et qui reconnaissaient la structure de leur gouvernance. Junípero Serra respectait ces lois en faveur des Autochtones, il respectait aussi leur langue et la liberté de conversion », poursuit le religieux. Les peuples autochtones perdent leurs droits après les lois créées en 1851 avec la création des États-Unis, c’est-à-dire après le décès de Junípero Serra, selon le franciscain.
« Je suis métis, je reconnais donc deux héritages historiques : autochtone et espagnol », poursuit le frère d’origine mexicaine, qui croit qu’une part de la solution est liée à la reconnaissance des multiples héritages du passé. « La destruction des monuments historiques permet de cristalliser la colère et culpabiliser quelque chose, évitant ainsi de reconnaître que le problème n’est pas historique, il est actuel et structurel. Cela ne sert à rien de détruire un monument historique qui nous indique qui nous sommes et qui peut nous aider à reconnaître l’histoire et éviter de répéter ses aspects négatifs », croit le franciscain.
Entre deux camps opposés qui ne s’entendent pas, plusieurs questions se posent. Junípero Serra est-il devenu un « méchant » de la colonisation, incarnant les tragiques conséquences des missions catholiques ? Est-il, au contraire, un saint homme qui a fait le bien, qu’on devrait honorer avec des statues face aux législatures américaines ? Est-il possible d’avoir une mémoire plus nuancée du missionnaire et de son héritage, sans tomber dans la vénération ou la diabolisation ?
Quelle mémoire, quelle histoire ?
« Cette polarisation n’est pas surprenante, dans la mesure où ces personnages n’étaient pas tous bons ni mauvais, leur rôle historique n’est ni blanc ni noir, et c’est alimenté par un contexte politique plus large », observe Claude Gélinas, chercheur en histoire, religion et discours politique autochtones à l’Université de Sherbrooke. Ce dernier croit qu’il est important de parler des contributions et des impacts délétères de représentations historiques comme Junípero Serra, par exemple sur les stèles accompagnant des statues. « Les missionnaires faisaient partie de l’entreprise coloniale, on peut voir comment les populations autochtones les perçoivent. Il faut voir aussi que ces missionnaires ont servi de tampon entre les autochtones et les autorités coloniales et les colons qui, autrement, auraient eu des comportements et des attitudes beaucoup plus préjudiciables. »
« Dans le choix qui a été le sien, à un moment donné, d’honorer des personnages et de ne pas en honorer d’autres, dans sa volonté d’occulter les facettes déplaisantes de certains grands hommes, dans des livres, dans des rues, à travers des statues, une société dit beaucoup d’elle-même et nous tend un miroir, » écrit le journaliste et historien Antoine Bourguilleau dans un article paru dans Slate en 2017. « Faut-il s’y regarder ou le briser ? »
De retour à Petra. La messe est sur le point de commencer. Des portraits de Junípero Serra accueillent les fidèles près de la porte. Sur le bas-côté, un portrait du missionnaire est aussi présent. Une quarantaine de personnes se recueillent sur les bancs près du chœur. Des chants résonnent dans la nef. Ce soir encore, on se souvient de Junípero Serra. Mais cette mémoire sera-t-elle la même demain ?