En pleine crise sanitaire, sociale et économique, Donald Trump et son adversaire démocrate se livrent déjà la bataille sur le terrain religieux afin de gagner le vote d’une portion de la population qui pourrait déterminer l’issue de l’élection présidentielle de novembre: les fidèles religieux.
L’image était forte: le président des États-Unis Donald Trump brandissant une Bible devant l’église des présidents à Washington, après avoir fait déloger une manifestation antiraciste à coups de gaz lacrymogènes et de balles de caoutchouc.
«Le président vient d’utiliser une Bible et une église de mon diocèse comme toile de fond pour un message contraire aux enseignements de Jésus et à tout ce que notre église représente», s’est indignée sur Twitter l’évêque épiscopalienne Mariann Budde. «Le président utilise notre texte sacré comme symbole de division.»
Mais la scène n’a pas été que vivement critiquée: elle a aussi été chaleureusement applaudie au sein d’une part importante de la base électorale de Donald Trump: les évangéliques. Plusieurs d’entre eux se sont mis à crier et à pleurer d’émotion lorsqu’ils ont vu leur président agir de la sorte à la télévision, rapportait le quotidien britannique The Guardian le 3 juin. Pour certains, Donald Trump portait «l’armure de Dieu» et entreprenait la «marche de Jéricho», en référence au récit biblique de la prise de la ville par les Hébreux.
«Les évangéliques ont une vision biblique du monde», observe André Gagné, professeur titulaire du département d’études théologiques de l’Université de Concordia. Selon eux, toute autorité gouvernementale a été instituée par Dieu pour le bien de la société, mais elle a aussi la responsabilité de punir ceux qui désobéissent. En se postant devant une église, Trump rappelle à cette base électorale: «je suis avec vous, je représente la loi et l’ordre, je suis le candidat de la liberté religieuse», continue-t-il, en rappelant que le lendemain, le président américain a signé un ordre exécutif assouplissant la loi sur la liberté religieuse.
«Trump a envoyé un double message: la sacralité des bâtiments doit être respectée, et l’ordre doit être reconquis», observe de la même façon Lauric Henneton, expert en politique et religion à l’Université de Versailles Saint-Quentin, en France. «Trump met en scène la reconquête de l’espace public et de l’espace sacré. L’instrumentalisation de la Bible a fait couler beaucoup d’encre: les admirateurs de Trump y voient un énième signe qu’il est un des leurs, qu’il est de leur côté.»
L’importance du vote évangélique
Aux États-Unis, le quart des chrétiens – plus de 65% de la population américaine – s’identifient comme évangéliques selon le Pew Research Center. La grande majorité des évangéliques blancs ont voté pour Donald Trump en 2016; un contrecoup des années Obama, lorsque la droite blanche religieuse n’avait pas l’oreille du gouvernement, selon André Gagné.
Il s’agit d’un électorat très mobilisé politiquement, dont les candidats doivent tenir compte pour remporter les élections, rappelle le professeur Gagné. Il estime que l’ancien président évangélique Jimmy Carter a perdu cet appui lors de son seul mandat en raison de son attitude laxiste envers le droit à l’avortement et les lois punissant la ségrégation raciale au sein des institutions d’enseignement.
«Pour plusieurs évangéliques, la seule façon de sauver l’Amérique de la déchéance est de réélire Donald Trump», argumente John Fea, professeur d’histoire américaine au Collège Messiah en Pennsylvanie. La photo controversée de Trump avec la Bible fait étrangement écho au passé, continue-t-il, en rappelant que les évangéliques blancs utilisaient la Bible pour justifier leur contrôle et leur violence à l’endroit des esclaves noirs.
Au début de l’été, Donald Trump a accordé plusieurs entrevues à des chaînes télévisées catholiques américaines pour répéter ses positions sur des sujets sensibles aux yeux des fidèles américains, dont les restrictions à l’avortement. Il devrait multiplier les entrevues dans les médias conservateurs pour jouer sur la peur des électeurs et s’assurer d’avoir plus de 80% du vote des évangéliques en novembre, prévoit John Fea.
Instrumentalisation de la religion
La campagne électorale américaine de 2020 aura lieu dans un contexte particulier. Le président Donald Trump a été acquitté de son procès en destitution au début de l’année. Le pays, qui s’est hissé au sommet du funeste palmarès du nombre de morts dû à la COVID-19, est le plus durement éprouvé par la pandémie au niveau mondial. Un mouvement de protestations antiracistes sans précédent a secoué le pays depuis la mort de l’Afro-Américain George Floyd sous le genou d’un policier le 25 mai.
Dans ce contexte, Donald Trump fait appel aux symboles religieux pour servir ses intérêts politiques. «Si le patriotisme est identifié comme faisant partie de l’identité nationale [américaine], la religion l’est tout autant», explique Véronique Pronovost, chercheuse à la Chaire Raoul-Dandurand de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM). «Le recours au religieux a pour objectif de maintenir cet effet de ralliement autour de Donald Trump auprès de sa base électorale, dont font partie de nombreuses communautés chrétiennes de différentes dénominations.»
«Plusieurs parlent même de l’existence d’une « religion civile », aux États-Unis, qui se manifeste par l’adoption d’un ensemble de croyances, de rites et de symboles communs», continue la chercheuse. «Déjà dans les années 1600, le philosophe Jean-Jacques Rousseau estimait que la religion civile pouvait être instrumentalisée politiquement à des fins de cohésion sociale. Cela ne date donc pas d’hier. La tentative [de Trump] d’instrumentaliser la religion afin de faire diversion et de consolider sa base électorale est de plus en plus dénoncée par des personnalités religieuses influentes.»
L’opposant démocrate de Donald Trump, Joe Biden, a lui-même fait appel à la religion pour commenter la photo controversée du président avec la Bible, en lui conseillant par exemple de l’ouvrir… Le candidat, catholique pratiquant, a lui-même qualifié la prochaine élection d’une bataille pour l’âme du pays.
«C’est très habile quand on s’adresse à un électorat religieux», croit Lauric Henneton, expert en politique et religion à l’Université de Versailles Saint-Quentin, en se référant aux catholiques blancs de la «Rust Belt», une région comptant des États décisifs autour des Grands Lacs. «Cet électorat est assez nombreux, âgé et mobilisé pour faire la différence», continue l’expert. «À cela s’ajoute la sensibilité à la doctrine sociale de l’Église, qui peut ajouter à ce cocktail plutôt favorable à Joe Biden et aux démocrates à ce stade.»
De fait, la popularité de Donald Trump parmi les évangéliques s’est érodée au cours des derniers mois au profit de Joe Biden. Mais la partie est loin d’être jouée, selon Lauric Henneton. «Il faut effectivement rester prudent, on est encore loin du moment où les indécis prendront leur décision.»
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