Un programme de soutien financier a été discrètement mis en place en 2019 par l’archevêque de Sherbrooke pour venir en aide à d’anciens membres de la Famille Marie-Jeunesse (FMJ). Il leur proposait un dédommagement en échange d’un renoncement à intenter des poursuites contre la communauté. Alors qu’une demande de recours collectif contre la FMJ est présentement à l’étude, d’anciens membres et proches estiment aujourd’hui que ce programme constituait une tentative d’acheter leur silence.
Un nombre inconnu d’ex-membres de la FMJ, ceux notamment dont les départs de cette communauté nouvelle «ont pu se vivre plus douloureusement», ont reçu le 20 février 2019 et «à titre confidentiel», une longue lettre de l’archevêque de Sherbrooke.
Signée par Mgr Luc Cyr, la missive de trois pages, qui porte en titre l’injonction «Ne pas diffuser», annonce qu’«après mûre réflexion», l’archevêque a décidé d’offrir une «démarche de soutien et de médiation» pour ceux et celles qui ont été des membres «à engagements temporaires ou définitifs de la FMJ et qui [l’ont] quittée au cours des dernières années». Cette initiative, entourée du plus grand secret, n’a jamais été annoncée publiquement.
Ce programme d’aide, qui comporte un volet financier, doit débuter, selon Mgr Cyr, dès le mois d’avril 2019, «sur une base individuelle et confidentielle» et sous la supervision d’une personne ressource-médiatrice qu’il a lui-même choisie.
Cette «personne ressource-médiatrice» qui «n’est pas un juge» devra s’efforcer de «comprendre, de traduire les états d’âme et les besoins de l’ex-membre», indique l’archevêque. «Je m’attends à ce qu’elle fasse tous les efforts pour chercher à trouver une solution raisonnable, juste et équitable qui tienne compte des conditions de départ mises en application par la FMJ.»
Mgr Cyr note aussi que la FMJ accepte d’appuyer financièrement ce processus de médiation «par le dépôt d’un montant d’argent, conservé dans un compte en fidéicommis géré par le vicaire général» de l’archidiocèse. Le montant réservé à ce programme n’est toutefois pas précisé.
Les sommes versées serviront «à payer les frais d’assistance à un ex-membre de la FMJ relié à son départ ainsi que les autres déboursés convenus dans la rencontre avec la personne ressource-médiatrice, sur la base de critères objectifs et selon le processus de paiement qui sera décidé».
Confidentialité et quittance
La lettre de Mgr Cyr est formelle: les personnes qui choisiront de participer à ce processus de médiation devront signer, «dès le début de la première rencontre», une «entente de confidentialité». De plus, «en cas de conclusion satisfaisante pour l’ex-membre», ce dernier devra apposer sa signature au bas d’«une quittance». Les termes de cette quittance ne sont pas précisés dans la lettre de Mgr Cyr. Mais un document de deux pages, conservé par un ancien membre qui a obtenu un rendez-vous avec le médiateur, stipule que tout ex-membre, en le signant, renonce à poursuivre plus tard la Famille Marie-Jeunesse ainsi que ses dirigeants actuels ou passés.
À la fin de sa lettre, l’archevêque précise qu’«aucun frais de rencontre ne sera demandé à la personne qui participe à cette démarche». Il répète de nouveau que «chaque personne qui adresse une demande devra s’engager à conserver confidentielles toutes les informations divulguées dans ces rencontres de même que les résultats».
C’est un ex-membre «à engagements définitifs» de la FMJ, qui refuse formellement d’être identifié par crainte de représailles, qui a remis à Présence la lettre signée par Mgr Luc Cyr. Deux autres personnes ont confirmé l’authenticité de ce document.
«Un processus de médiation a été mis sur pied conjointement par l’archidiocèse de Sherbrooke et la FMJ», a reconnu Eliane Thibault, la responsable des communications de l’archidiocèse. «Nous confirmons qu’il y a eu un processus de médiation mis sur pied conjointement par la FMJ et l’archidiocèse de Sherbrooke», a aussi indiqué le répondant de la FMJ auprès des médias, le père Jean-François Pouliot.
Combien d’ex-membres de la FMJ ont reçu la lettre de Mgr Cyr? Combien ont participé à une ou des rencontres avec la personne ressource-médiatrice? Combien ont obtenu une compensation financière au terme de ce processus de médiation? Les deux porte-parole ont déclaré ne pas pouvoir répondre à ces trois questions «étant donné que le dossier est devant les tribunaux».
«Nous laisserons la justice suivre son cours», ont-ils répondu, tous les deux, dans des courriels distincts.
«J’aurais échangé mes droits contre de la menue-monnaie»
Présence a recueilli le témoignage d’un ex-membre qui a refusé de signer la quittance parce que les résultats de la médiation, à laquelle il a participé, lui paraissaient insatisfaisants. «J’aurais échangé mes droits contre de la menue-monnaie». Un autre a confirmé avoir participé, après son départ de la FMJ, à une rencontre au terme de laquelle on lui a demandé de signer un engagement à la confidentialité. C’est pour cette raison que cet ex-membre a refusé catégoriquement d’indiquer s’il avait reçu une quelconque somme d’argent ou encore de l’aide psychologique.
Une autre personne encore, qui a fréquenté la FMJ pendant plusieurs années, y voit une tentative d’«acheter le silence pour limiter le nombre de personnes qui pourraient participer à des démarches légales collectives» ultérieures.
Une ex-membre y voit aussi un «achat de silence», une forme de «pot de vin» destiné à éviter des complications. Elle ne faisait pas confiance au médiateur, puisqu’il était nommé par l’archevêque et ne saurait prétendre à une apparence de neutralité. «Comment voulez-vous que je me retrouve devant ceux qui m’ont fait souffrir pour leur demander de l’argent?», ajoute-t-elle. Selon elle, d’ex-membres qui ont voulu suivre le processus de médiation ont essentiellement vu leur détresse être niée par le comité qui les recevait.
Selon les termes du formulaire que Présence a pu consulter, tout ex-membre rencontré lors de ce processus de médiation renonçait, de manière «définitive et irrévocable à toute autre demande, réclamation ou recours» contre la FMJ et contre «ses dirigeants actuels ou passés».
C’est la FMJ qui a remis à l’archidiocèse de Sherbrooke les coordonnées des ex-membres à qui la lettre de l’archevêque Cyr a été expédiée en février 2019. Au moins trois ex-membres de la FMJ, contactés par Présence, ont déclaré n’avoir jamais reçu une proposition d’aide de la part de la FMJ ou de l’archidiocèse de Sherbrooke. C’est un journaliste qui leur a appris l’existence de ce programme de médiation et d’aide financière mis sur pied il y a deux ans.
Des problèmes déjà signalés
Deux d’entre eux ont aussi déclaré avoir informé les autorités diocésaines, bien avant 2019, des abus spirituels dont ils disaient avoir été victimes durant leur court ou leur long séjour dans une résidence de la FMJ. Une personne a même indiqué avoir remis en 2007 une lettre de 30 pages au prédécesseur de l’archevêque actuel, Mgr André Gaumond, afin de l’informer des difficultés qu’elle avait rencontrées au sein de la FMJ.
Dix mois après la mise sur pied de ce processus de médiation, le 18 décembre 2019, une demande d’autorisation afin d’exercer une action collective contre la Famille Marie-Jeunesse, son fondateur Réal Lavoie et l’archidiocèse de Sherbrooke était déposée à la Cour supérieure du Québec.
Dans leur requête, les avocats d’un ex-membre de la FMJ allèguent que ce consacré a été obligé de signer une lettre de quittance dans laquelle il a renoncé à «réclamer toute compensation de quelque nature que ce soit, financière ou autre, pour le travail accompli pendant la durée de son engagement et/ou pour toutes autres considérations présentes ou futures […] quelles que soient les raisons ou circonstances du départ».
Deux mois avant l’annonce de ce recours collectif, un cardinal en poste au Vatican a invité les ex-membres de la FMJ qui se «considéraient victimes d’abus» durant leur séjour dans cette communauté nouvelle à porter plainte aux autorités policières ou religieuses.
Dans une lettre datée du 16 octobre 2019, le cardinal Kevin Farrell, préfet du Dicastère pour les laïcs, la famille et la vie, confirme d’abord que l’archevêque de Sherbrooke est «l’autorité compétente en droit canonique pour veiller sur la gouvernance de cette association et, en collaboration avec le gouvernement de l’association, pour organiser le soutien et l’accompagnement des anciens membres qui nécessiteraient de l’aide en tout genre».
Dans sa réponse au sherbrookois Yvan Cloutier, un éthicien et un professeur qui remettait en question la pertinence et les modalités des «mesures adoptées localement en 2019» par l’archevêque Cyr, le cardinal Farrell indique que «si des anciens membres que vous connaissez se considéraient victimes d’abus qui pourraient faire l’objet de poursuites pénales, soit en droit canadien, soit en droit canonique, il conviendrait de les encourager fortement de porter plainte aux autorités concernées».
– Avec la collaboration de Philippe Vaillancourt
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