Pour certains, c’est un symbole de la rupture culturelle de l’Église avec la société québécoise. Pour d’autres, c’est un texte audacieux qui était en avance sur plusieurs questions éthiques liées au corps humain. Cinquante ans après sa publication, l’encyclique Humanae Vitae continue d’alimenter les passions.
Les années 60. Période de bouleversement culturel en Occident, alors que les baby boomers deviennent adultes et bousculent l’ordre établi. Entre l’exposition universelle de Montréal, les événements de Mai 68 et les premiers pas de l’humain sur la Lune, l’Église vit elle aussi sa révolution avec le concile Vatican II (1962-1965), véritable mise à jour sur le fond et la forme qui propulse le catholicisme dans une nouvelle ère.
Trois ans après la fin d’un concile qui avait suscité énormément d’espoirs, le pape Paul VI publie le 25 juillet 1968 l’encyclique Humanae Vitae. Il s’agit de la réponse de l’Église à la révolution sexuelle en marche. Parmi ses trente-et-un points, on insiste sur la compétence du magistère sur cette question et on rappelle les grands principes doctrinaux de l’amour et de la conjugalité, en mettant l’accent sur des notions de responsabilité et de fidélité, notamment au «dessein» de Dieu. On y détaille également les «moyens illicites de régulation des naissances».
«Dès sa publication, il est reçu comme le texte où l’Église est très claire avec ses ‘non’: non à l’avortement, non à la stérilisation directe, non aux méthodes artificielles de régulation des naissances», note le professeur Cory Andrew Labrecque, spécialiste en bioéthique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval. «Dans le monde des années 60, on a des débats sur le féminisme, la peine capitale, l’éthique animale, l’éthique nucléaire, le mouvement des droits civiques. Humanae Vitae est une réponse à ces préoccupations-là.»
Une question de fond qui demeure
Selon l’expert, l’Église part alors du principe que plusieurs des débats éthiques sont liés à une question de fond sur le contrôle du corps.
«Est-ce qu’il y a des limites au corps humain? C’est la grande question. Toutes ces nouvelles choses qu’on peut faire, c’est formidable. Mais après des milliers d’années d’évolution du corps humain, introduire soudainement une nouveauté nécessite d’être énormément attentif», note-t-il au sujet de la position de l’Église.
Le professeur Labrecque rappelle que le texte appelle à rejeter une vision utilitariste de la dignité de l’homme et de la femme, alors que la société tend à hypersexualiser les corps.
Un demi-siècle après sa parution, l’expert croit qu’il est grand temps qu’une société comme le Québec revisite sa relation avec ce texte.
«Ces enseignements-là sont encore énormément pertinents dans une culture où la biotechnologie et la manipulation du corps humain sont omniprésentes», croit-il. «Nous sommes invités plus que jamais à revenir à notre anthropologie théologique. On a besoin de voix pour bien décortiquer la vision du corps qui est problématique dans la culture.»
À cet égard, le bioéthicien estime qu’Humanae Vitae a pu paver la voie à d’autres textes, dont l’encyclique Laudato si’ du pape François sur l’écologie. Dans les deux cas, il voit des textes qui appellent à la prudence, à la nuance, et à tenir compte de réalités plus globales.
«Revisiter Humanae Vitae aujourd’hui, c’est un moment opportun pour décortiquer et délibérer sur ce qui se passe autour de nous. Prenons un moment pour bien comprendre ce qu’on fait. Il faut que ce soit basé sur des compréhensions fondamentales du corps et de l’environnement. Il faut plonger dans le débat et ne pas seulement prendre mécaniquement les conclusions de cette encyclique», propose le professeur Labrecque.
La rupture
Il convient cependant que l’impact des «non» de l’encyclique continue de se répercuter dans la lecture qu’en font les pasteurs aujourd’hui. Il suffit de lire le nouveau document de la Conférence des évêques catholiques du Canada – «La joie de l’amour», qui souligne l’anniversaire de l’encyclique – pour comprendre que le magistère épiscopal a intégré l’idée d’un traumatisme laissé par la lecture d’une rupture d’avec la société.
«Bien que plusieurs personnes aient mal interprété le message de ce document, en le réduisant à un ‘non’ à la contraception, nous réaffirmons que le message d’Humanae Vitae est un ‘oui’ retentissant à la vie en plénitude que promet Jésus Christ», écrit la conférence épiscopale dans son tout premier paragraphe, avec une pointe d’amertume.
De son côté, la théologienne Anne-Marie Ricard, membre du Réseau Femmes et ministères, croit qu’il est difficile de changer le regard de rupture des Québécois sur cette encyclique controversée.
«Ça ne peut pas se changer en criant ciseaux», note-t-elle, rappelant que le document comporte plusieurs «points de rupture» et que le fait de souligner ce cinquantième anniversaire ne fait que «raviver» les réactions de l’époque.
«Avec le succès de la Jeunesse ouvrière catholique (JOC) et de la Jeunesse étudiante catholique (JÉC) à cette période, on mettait l’accent sur le ‘voir, juger et agir’. On encourageait le discernement, les mouvements catholiques incitaient les laïcs à prendre leur vie spirituelle en main. Puis arrive Humanae Vitae, où le magistère revendique une interprétation incontestable sur ces questions. Il y a eu une grosse brèche», explique celle qui est également psychothérapeute, mariée et mère de deux enfants.
Selon Mme Ricard, la brèche s’est ensuite transformée en fossé, alors que le pape Jean-Paul II a continué d’insister sur plusieurs des éléments contenus dans l’encyclique, ce qui passait de moins en moins bien auprès d’un nombre croissant de Québécois, où la publication du document est demeurée pour plusieurs un moment «heurtant».
Elle croit néanmoins que le document a su poser des questions qui demeurent importantes pour tous les couples, mais en adoptant un ton qui le rendait «irrecevable». Elle compare par exemple le ton adopté il y a cinquante ans avec celui de l’exhortation apostolique Amoris laetitia sur la famille publié en 2016, où elle estime que le pape François a su trouver l’approche réaliste et respectueuse nécessaire.
D’où la difficulté, aujourd’hui, de relire l’encyclique de Paul VI. «On jette probablement des choses qui seraient bonnes, mais qui sont toujours irrecevables», dit-elle, soulignant qu’elle permet aussi certaines constatations par effet de contraste.
«Par la négative, Humanae Vitae met en lumière l’importance de la confiance personnelle. Si on ne va pas de côté-là, on ne rejoint pas les gens, on ne fait pas œuvre d’Évangile. Mais c’est une réalité que nous sommes devant des enjeux bioéthiques qu’on n’a jamais rencontrés. La question demeure : comment cheminer ensemble?»