Jean Vanier a profité de sa position au sein de L’Arche pour avoir des relations sexuelles «manipulatrices» avec au moins six femmes, conclut une enquête interne commandée par l’organisation et dont les conclusions devaient être rendues publiques le mardi 25 février. L’enquête fait état de «témoignages sincères et concordants portant sur la période 1970-2005» pour six femmes adultes et non handicapées.
«Ces femmes font état de relations sexuelles que Jean Vanier a initiées avec elles généralement dans le cadre d’un accompagnement spirituel et dont certaines ont gardé de profondes blessures, précise l’enquête. Ces femmes, à qui Jean Vanier demandait de garder le secret, sans lien entre elles ni connaissance de leur histoire respective, rapportent des faits similaires associés à un discours supposément spirituel ou mystique destiné à les justifier.»
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Les gestes reprochés se sont déroulés à Trosly-Breuil, là où L’Arche – une association qui accueille des adultes ayant une déficience intellectuelle – a été fondée en 1964 et où le père Thomas Philippe et Jean Vanier ont vécu pratiquement en permanence jusqu’à leur mort. Tous les témoignages font état d’une même procédure: les femmes recevaient une invitation à se rendre dans la chambre de Jean Vanier, sous prétexte de bénéficier d’une direction spirituelle.
Dans une lettre adressée aux membres des communautés de L’Arche à travers le monde qui devait sortir le 25 février mais qui a fuité dans les médias le samedi 22 février en Europe et le vendredi 21 février en Amérique, Stephan Posner et Stacy Cates-Carney, respectivement responsable international et vice-responsable internationale, présentent les principales conclusions de l’enquête confiée à la firme de consultants britanniques GCPS Consulting, spécialisée dans les situations impliquant des enfants ou des personnes vulnérables. Les membres de L’Arche avaient été informés en juin dernier qu’une telle démarche était entamée.
L’Arche internationale promettait alors «une enquête approfondie et indépendante» afin de «mieux comprendre notre histoire, de parfaire notre travail de prévention des abus et donc d’améliorer nos propres politiques et pratiques actuelles». L’organisation voulait notamment faire la lumière sur «l’environnement qui entourait le père Thomas Philippe [à l’époque où il commit des abus sur des femmes majeures et non-handicapées à L’Arche], y compris le rôle de Jean Vanier dans cet environnement».
L’enquête révèle la profondeur des liens qui unissaient Jean Vanier et le père Thomas Philippe dans les années 1950. Non seulement Vanier a-t-il tu ce fait, mais il mentait lorsqu’il disait ne pas être au courant des sanctions canoniques dont faisait l’objet le père Philippe.
«En effet, Jean Vanier, encore un jeune homme à cette époque, était en lien étroit avec lui, lui accordant toute sa confiance, et aurait partagé avec des femmes décrites comme consentantes par les sources convergentes auxquelles nous avons eu accès, certaines des pratiques sexuelles dont le père Thomas Philippe était l’initiateur», dit la lettre.
Condamné en 1956 pour son approche mystique perverse déployée au sein de l’Eau Vive, le père Philippe reçoit une peine sévère du Vatican. Il doit en outre cesser d’être en contact avec Jean Vanier, ce que les deux hommes ne respecteront jamais. Vanier fait même en sorte que certaines femmes restent dans leur giron entre la condamnation du père Philippe et la fondation de L’Arche en 1964.
«Certains des membres de ce groupe se retrouvent dans notre communauté de Trosly au tout début de L’Arche et participeront à son existence pendant de longues années sans jamais révéler la nature de leurs relations antérieures», précise encore la lettre.
Les six femmes évoquées plus haut ne faisaient pas partie de ce groupe fondateur, note l’enquête.
Divers extraits des témoignages de ces femmes sont rapportés dans les documents qui sont rendus publics.
«Je crois que c’était en 19XX, quand l’accompagnement spirituel s’est transformé en toucher sexuel, raconte l’une d’elles. Je lui ai dit que j’avais un amant, il a dit que c’était important de distinguer (ce qui se passait entre nous), se référant au Cantique des cantiques [un livre de la Bible]. Cela a duré 3 ou 4 ans, Chaque fois, j’étais figée, j’étais incapable de distinguer ce qui était bien et ce qui était mal. (……) Il m’a dit que cela faisait partie de l’accompagnement.»
Une autre femme décrit la relation en ces mots: «J’étais très ébranlée et très vulnérable. […] Il m’a dit de venir tard (pour de la direction spirituelle). Nous avons prié, j’ai eu une invitation à le rencontrer à (xxx). C’était très intime, il a tout fait sauf la pénétration.»
Le rapport d’enquête arrive également à cette conclusion au sujet des liens entre le père Philippe et Jean Vanier:
«Le déni subséquent de Jean Vanier du fait qu’il était personnellement au courant des abus de Thomas Philippe en 1951-52, et possiblement avant cette date, a permis au père Thomas Philippe d’être étroitement impliqué à L’Arche lorsqu’elle a été fondée et de continuer ses abus sexuels sur des assistantes de L’Arche. Il pourrait avoir permis au père Thomas Philippe d’élargir son influence spirituelle sur les fondateurs ou membres d’autres communautés.»
Les experts de GCPS Consulting rappellent toutefois que les conclusions d’une telle revue administrative sont basées sur un équilibre de probabilités et non sur des preuves hors de tout doute. Leur rapport précise que les conclusions découlent d’un exercice consistant à comprendre si les événements et allégations présentés aux experts étaient «plus susceptibles que non de s’être produits».
«L’enquête n’a pas cherché à établir si, oui ou non, aucun des incidents ou événements allégués pourraient représenter de possibles délits criminels, et n’a pas formulé d’avis là-dessus», prend-on soin de noter.
Onde de choc chez L’Arche Canada
Au Canada, l’onde de choc de ces révélations est palpable.
«Lorsque nous avons pris connaissance du rapport d’enquête, nous avons été dévastés, confie Louis Pilotte, responsable national de L’Arche Canada. Pour la plupart des dirigeants de L’Arche, c’est un choc. Pour tous, c’est une situation qu’on ne pouvait pas imaginer.»
Il explique que Jean Vanier avait été «fortement» interrogé par les dirigeants de L’Arche lorsque les résultats de l’enquête sur le Thomas Philippe ont été connus. Vanier assurait n’avoir aucune connaissance des agissements pervers du prêtre.
«C’est alors qu’on a reçu un témoignage qui concernait Jean. On l’en a informé. Jean a pris contact avec cette personne. À ce moment-là, il nous était impossible de qualifier les faits parce que Jean et la personne concernée avaient une compréhension divergente de ce qui s’était passé. Cela ne nous permettait pas d’aller plus loin», détaille Louis Pilotte.
C’est après la publication du documentaire d’Arte sur des religieuses abusées sexuellement, en mars 2019, que L’Arche a reçu un autre témoignage.
«On a considéré qu’il fallait lancer une enquête. On a mandaté un cabinet externe pour la réaliser. Jean était encore en vie, bien qu’hospitalisé. On l’a informé de notre démarche. Il est décédé quelques semaines après. Les résultats qu’on a aujourd’hui nous font prendre conscience que Jean était impliqué. Ce qui signifie que Jean nous a menti pendant plusieurs années», dit-il d’un ton grave.
Il n’y a aucun témoignage, ni dans cette enquête, ni dans celle concernant le père Thomas, qui fait allusion à des relations avec des personnes en situation d’handicap, note encore le responsable canadien.
«L’impact de cette nouvelle sera dévastateur, craint Louis Pilotte. Le choc sera ressenti bien au-delà de L’Arche et de la communauté catholique. Jean était un personnage reconnu partout, dans toutes les religions.»
Le responsable canadien œuvre au sein de L’Arche depuis 40 ans. «Je n’ai jamais été dans L’Arche pour suivre Jean Vanier mais pour vivre une expérience que je poursuis toujours avec des personnes en situation d’handicap. Cette expérience-là, elle est intacte. Les gens qui viennent à L’Arche aujourd’hui vivent cette même expérience et cela dans 140 communautés et dans 37 pays. Cette expérience demeure, pour moi et pour nous tous à L’Arche, un projet de société», insiste Louis Pilotte.
Des cellules de crises ont été formées un peu partout dans le monde pour encaisser le choc au sein de L’Arche.
François Gloutnay a collaboré à la rédaction de ce texte.
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