En 2020, l’Église catholique célèbre les 100 ans de la canonisation de sainte Jeanne d’Arc. Figure ecclésiale, cheffe de guerre et héroïne, cette jeune paysanne du XVe siècle est l’un des mythes féminins les plus récupérés de la culture occidentale. Pendant plusieurs dizaines d’années, elle a été associée à la droite nationaliste française. Pour autant, son symbolisme dépasse les clivages politiques et son pouvoir de régénération attire les nouvelles générations.
À Orléans, au sud de Paris, Jeanne d’Arc est la libératrice, la figure identitaire de la ville. Elle y a ses statues, son hôtel, son église, sa maison, un lycée, une pâtisserie et même un marchand de café. Une maison de retraite est au nom d’Isabelle Romée, sa mère. Une place porte le nom de Domrémy, son village natal.
Chaque année, du 29 avril au 8 mai, la ville arbore les couleurs de la Pucelle pour une semaine de fêtes johanniques célébrant la libération de la cité. En 2020, afin de fêter le centenaire de sa canonisation et d’englober ainsi l’anniversaire de la canonisation du 16 mai 1920, les fêtes devaient être allongées d’une semaine. Pourtant les rues sont restées vides, en cette période de confinement.
«C’est une situation extraordinaire. Depuis 600 ans, seules 40 fêtes ont dû être annulées, à cause de la Révolution française, des deux guerres mondiales et aujourd’hui de la COVID», retrace Olivier Bouzy, historien médiéviste, directeur scientifique du Centre Jeanne d’Arc à Orléans, grand spécialiste de la Pucelle.
Une vie légendaire
Jeanne d’Arc est née probablement en 1412, à Domrémy, dans l’actuel département des Vosges. Fille de laboureur, paysan plutôt aisé, elle passe une enfance dévote. À l’âge de 13 ans, alors qu’elle se trouve dans sa cour, elle entend à plusieurs reprises des voix qu’elle identifie plus tard comme étant celles de saint Michel et de sainte Catherine d’Alexandrie. Elles lui donnent comme mission de libérer le royaume de France de l’envahisseur anglais.
«Saint Michel est le saint patron des Français, leur ange gardien. Dans les transcriptions du procès, il a aussi été question de sainte Marguerite d’Antioche et de saint Gabriel. Je crois surtout qu’on ajoute souvent Sainte-Marguerite parce qu’on aime bien que les choses aillent par trois», explique Olivier Bouzy.
Quant à sainte Catherine – du même prénom que la sœur de Jeanne – elle est la patronne des jeunes filles et des philosophes, devant lesquels elle a défendu la foi sous l’empire romain. «Au XVe siècle, il était banal de rencontrer fées et nains dans la nature. On a toujours tendance à vouloir expliquer les choses selon les visions de notre époque. La théologie était alors bien différente. La question n’était pas ‘a-t-elle vraiment entendu des voix?’, mais plutôt de savoir si ces voix étaient divines ou diaboliques», contextualise l’historien.
Jeanne s’isole des jeunes du village à mesure que ces voix reviennent auprès d’elle. Elle rompt même ses fiançailles pour se consacrer entièrement à l’appel de celui qu’elle nomme Messire Dieu. Grâce à sa persévérance et sa force de conviction, elle parvient à rencontrer Robert de Braudicourt, capitaine de la forteresse de Vaucouleurs, place forte voisine de Domrémy. Ce dernier finit par lui fournir une escorte et l’introduit auprès du roi Charles XII à Chinon.
«Quand je suis arrivé au Centre Jeanne d’Arc il y a 30 ans, l’histoire disait que Jeanne d’Arc avait reconnu le dauphin dissimulé parmi la Cour alors même qu’elle ne l’avait jamais vu. On sait maintenant qu’elle l’a rencontré dans sa chambre où il lisait une lettre», corrige Olivier Bouzy.
L’ancienne version continue pourtant d’être racontée.
«Un autre point qui diffère à la lumière des dernières recherches historiques est celui de l’accoutrement de Jeanne d’Arc. Les historiens ont longtemps cru qu’elle était arrivée à Chinon en habits d’homme. Finalement, il semblerait plutôt qu’elle ait mis sa plus belle robe pour rencontrer le capitaine, puis le roi: la robe prévue pour son mariage, rouge comme le veut la tradition au Moyen Âge», retrace le médiéviste.
Un XVe siècle à la recherche de miracles
L’époque où vit Jeanne d’Arc est une époque de grands bouleversements. La peste noire qui a sévi au milieu du XIVe siècle a engendré une chute démographique. La chrétienté latine est affaiblie par une crise du sentiment religieux et par le Grand Schisme d’Occident (1378-1417) qui divise la chrétienté.
Du fait de troubles psychiatriques, Charles VI, dit Le Fol, est mis en tutelle par son conseil. Une guerre fratricide se déclenche alors entre les prétendants au trône, coupant le royaume de France en deux. D’un côté, les Armagnacs soutiennent le duc Louis d’Orléans et le dauphin Charles VII, et de l’autre, les Bourguignons défendent Philippe le Hardi, duc de Bourgogne. Dans cette seconde partie de la guerre de Cent Ans, Henri V, roi d’Angleterre cherche à profiter des troubles de succession pour conquérir entièrement le royaume de France. En 1419, à la suite de l’assassinat de Jean sans Peur, fils de Philippe le Hardi, le nouveau duc de Bourgogne, les Bourguignons s’allient aux Anglais. L’année suivante, le traité de Troyes instaure une double monarchie franco-anglaise sous la régence du souverain anglais. Charles VII a beau se proclamer roi légitime de France, il est battu en 1424 à Verneuil, et a le plus grand mal à reconquérir son royaume. L’Église est, elle aussi, coupée en deux, entre celle de Poitiers soutenant le roi, et celle à Paris, sous l’aile de la nouvelle monarchie franco-anglaise.
À l’époque de Jeanne, des prophéties courraient. Le royaume de France, considéré alors comme la clé de voûte de la chrétienté, ne pouvait sombrer. Quelque chose allait se passer. Dieu, après avoir puni le roi de France de ses péchés, allait envoyer un ange et l’aider à rétablir la situation. C’est dans ce contexte que Jeanne est accueillie par Charles VII à Chinon. Elle n’était pas la seule prophétesse à la cour, mais son charisme et la justesse de ses visions ont convaincu le Roi. Celui-ci la choisit sur l’avis de ses conseillers laïques et ecclésiastiques, et après vérification de sa virginité.
«Jeanne met en avant sa virginité pour prouver, selon les mœurs de son temps, qu’elle est envoyée de Dieu et non une sorcière. Elle affirme clairement sa pureté, aussi bien physique que dans ses intentions religieuses et politiques. Elle revendique dès lors le nom de Pucelle, qui l’assimile en partie à la Vierge Marie, et lui permet de souligner qu’elle est une femme, malgré ses habits d’homme», affirme Olivier Bouzy.
En 1428, elle est envoyée au siège d’Orléans avec un bataillon de ravitaillement. En arrivant, accompagnée d’hommes et de vivres, elle insuffle une énergie nouvelle. Jeanne prend même l’initiative d’écrire une lettre aux Anglais en leur ordonnant de quitter Orléans sur la demande de Dieu. Une semaine après son arrivée, ils lèvent le siège.
«Son charisme et son aura sacrée ont permis d’inverser l’ascendant psychologique en faveur des Français», résume l’historien.
Elle persuade ensuite le dauphin de se rendre à Reims, en territoire bourguignon, pour être sacré roi de France. C’est là que se trouve la Sainte Ampoule, dans laquelle se trouve le chrême qui aurait servi au baptême de Clovis 1er, roi des Francs des Ve et Vie siècle converti au christianisme et baptisé par l’évêque de Reims.
«Cet acte, à la symbolique très forte, renforce la légitimité catholique et monarchique de Charles VII face au souverain franco-anglais, et inversera le cours de la guerre de Cent Ans», poursuit l’expert.
Une fin infernale
Jeanne est blessée d’une flèche en tentant de libérer Paris, puis continue à se battre localement, mais sans autant de succès. En 1430, elle est capturée par les Bourguignons à Compiègne et vendue aux Anglais pour la somme de 10 000 livres. Ils la conduisent à Rouen, et la confient à Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, l’un des conseillers français de la double monarchie. Elle est alors accusée d’hérésie.
«Les Anglais ont décidé de la décrédibiliser spirituellement. Théologiquement, les Français expliquent son échec par le fait qu’elle a outrepassé sa mission divine. Dieu n’était plus avec elle, elle aurait dû en rester là. Le roi d’Angleterre écrivit pour sa part aux prélats et aux rois d’Europe pour signifier sa condamnation, l’assimilant implicitement aux hérétiques hussites qui faisaient alors parler d’eux.»
Elle meurt brûlée vive sur le bûcher le 30 mai 1431, à 19 ans.
Une fin tragique qui laisse une tache sur l’Église et la royauté française. En 1450, Charles VII reprend Rouen et accède aux actes du procès. Le roi fait alors rédiger une supplique par la mère de Jeanne, envoyée au pape pour demander un procès en réhabilitation. En 1456, 25 ans après sa mort, son jugement pour hérésie est revu sur ordre du pape Calixte III. Sa condamnation est annulée.
Une canonisation avant tout politique
La Pucelle est sujette à de nombreuses récupérations et différents enjeux politiques depuis le XVe siècle. Ses contemporains ont eux-mêmes nourri son mythe. Une lettre du chevalier Perceval de Boulainvilliers écrit en 1429 qu’elle serait «née miraculeusement la nuit de l’épiphanie, annonciatrice de joie». Au XVIe siècle, lors des guerres de religions, la Ligue catholique s’approprie son image contre les protestants. Puis, sous l’Ancien Régime ou lors de la Révolution, on se remémore son courage et on travestit son image.
«Au XVIIIe, elle est surtout connue par les vers satiriques de La Pucelle d’Orléans de Voltaire. Des vers qui la décrivent comme une servante d’auberge, nue une partie du temps: c’est en réalité une caricature politique de la cour de Louis XV.»
C’est à la fin du XIXe siècle qu’elle prend une dimension mythique. L’industrialisation de la France, ainsi que l’instauration de l’enseignement laïque et obligatoire, permettent de diffuser son histoire, notamment à travers les livres offerts aux écoliers lors des prix de camaraderie ou d’excellence. Plusieurs théoriciens républicains, et notamment l’historien libéral et anticlérical Jules Michelet, en font une incarnation du peuple français, figure de résistante face aux oppresseurs. Le mythe d’«une sainte laïque» est perçu comme une machine de guerre contre l’Église. C’est dans ce contexte de récupération républicaine que l’évêque d’Orléans, Mgr Félix Dupanloup, dépose une requête de canonisation devant le pape Pie IX en 1869.
L’année suivante, par un hasard de l’histoire, la France est vaincue par la Prusse et perd l’Alsace-Lorraine.
«Les élites utilisent alors son image de figure héroïque et martyre: Jeanne, la bonne lorraine, symbole d’unification nationale et patronne des provinces perdues. Elle devient la patronne des envahis, celle qui résiste, une héroïne nationale.»
Elle est alors au cœur d’enjeux religieux et politiques multiples, et est devenue le point de friction d’une longue bataille entre les catholiques et les républicains.
«De manière tout à fait paradoxale, elle a servi de lien aux Français, qui pouvaient encore s’unir autour d’elle, à condition de ne pas exprimer ce qu’elle incarnait pour chacun. C’est la période où on a le plus écrit sur elle. Près d’un livre par jour entre 1890 et 1920», affirme Olivier Bouzy.
En 1905, la loi de séparation de l’Église et de l’État cause une rupture des liens diplomatiques avec le Vatican. Bien qu’une étape soit franchie avec la béatification en 1909, ce n’est qu’après la Première Guerre mondiale que la procédure de Mgr Dupanloup aboutira.
«En conflit contre l’Italie, le Vatican était traditionnellement soutenu par l’Autriche-Hongrie. En 1920, il se retrouve désormais sans allié. La France est une puissance catholique capable de reprendre la mission de protectrice du Vatican, comme avant 1870, mais il faut trouver un prétexte pour ressouder les relations diplomatiques entre les deux pays. On a ressorti des placards le travail sur les vertus de Jeanne d’Arc enclenché par Mgr Dupanloup et on l’a canonisée.»
La république décide alors de lui consacrer également une fête, le deuxième dimanche de mai. Elle devient la patronne secondaire de la France, après la Sainte Vierge, en 1922.
Récupération nationaliste victorieuse
Les différents partis opèrent depuis la fin du XIXe siècle une appropriation de la figure de la Pucelle. La gauche voit en elle une fille du peuple brûlée par l’Église et abandonnée par le roi. La droite la conçoit comme une sainte, défenseure de la monarchie. Lors de la Seconde Guerre mondiale, Pétain en fait une nouvelle Marianne, contre les Anglais et le complot judéo-maçonnique, tandis que Charles de Gaulle rappelle son courage contre l’occupant tout au long du conflit, et adopte la croix de Lorraine comme symbole de la Résistance.
Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1980 que la droite nationaliste, le Front national en tête, la confisque. Chaque 1er mai, Jean-Marie Le Pen organise sa propre célébration de Jeanne d’Arc face à la Journée internationale des travailleurs et la lutte de l’internationalisme ouvrier. Ses cris «Jeanne d’Arc, au secours!» sous la statue dorée de la Pucelle, place des Pyramides à Paris, marquent les esprits au point d’empêcher toute autre utilisation de son image, désormais trop connotée dans l’espace public.
Pourtant, Olivier Bouzy entrevoit depuis 1999 «un nouvel élan grâce à l’impressionnant pouvoir de régénération du mythe», et la volonté des politiciens de tous bords de retrouver un récit national et ne pas laisser cette figure positive à l’extrême droite. Effet accentué par la distance que Marine Le Pen a pris avec la figure de Jeanne d’Arc dans les dissensions avec son père.
Un renouveau religieux et culturel?
La figure de Jeanne d’Arc peut-elle continuer de parler aux chrétiens et aux Français en dehors des cadres où elle a été confinée? L’historien Olivier Bouzy constate depuis quelques années un retour en grâce de la figure de sainte Jeanne d’Arc chez les catholiques français.
«Les catholiques modérés français ont pris des distances avec elle lors de la deuxième partie du XXe siècle car ils ne voulaient pas être associés à l’extrême droite. Le concile Vatican II a aussi ôté sainte Catherine et sainte Marguerite du calendrier. Mais alors si ce ne sont plus des Saintes qu’a vu Jeanne d’Arc, que fait-on?», questionne Olivier Bouzy.
L’historien précise que de nombreuses statues de la sainte ont été remisées dans les sacristies.
«Maintenant que le Front national se désengage, des responsables religieux contactent le Centre Jeanne d’Arc car ils veulent ressortir les statues de la Pucelle. Certains nous demandent de l’aide pour lui fabriquer un étendard.»
Quant aux Français, l’historien pense qu’ils ont toujours aimé les perdants sublimes, des héros jeunes morts au combat comme Vercingétorix. Jeanne d’Arc est une héroïne magnifique qui a préféré la gloire plutôt qu’une vie tranquille, longue et oubliée, comme Achille. Au regard d’une histoire vieille de six siècles, Jeanne d’Arc est une figure qui parle à tous. Les réécritures artistiques sont foisonnantes à travers le monde. Aujourd’hui, elle est devenue un symbole féministe: «une jeune fille qui s’est travestie et a sauvé le pays, évidemment ça peut servir de source d’inspiration», appuie Olivier Bouzy. Dans le monde anglo-saxon, elle est une figure queer tandis qu’au Japon, c’est une héroïne de manga.
«Son image endosse les messages les plus divers. Ironiquement, en Angleterre, elle est devenue pour ainsi dire la ‘sainte patronne’ du Brexit. Une journaliste de la BBC m’a dit un jour: ‘en chassant les Anglais de France, elle a créé l’Angleterre’, en faisant des Anglais de purs insulaires. Oh, splendide isolement! C’est vraiment de l’humour anglais», blague l’historien.
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