«J’ai vécu une très belle expérience spirituelle. Aujourd’hui, j’en arrive presque à voir cela comme une bénédiction.» Quand on lui demande de raconter son enlèvement par des hommes armés et sa longue captivité en avril et mai 2014, Gilberte Bussière lâche cette affirmation, au grand étonnement de tous ses interlocuteurs.
Soeur Bussière, une religieuse membre de la Congrégation de Notre-Dame, a été kidnappée dans la nuit du 4 au 5 avril 2014, à Tchéré, au Cameroun. Elle était missionnaire dans ce pays d’Afrique depuis 1979.
Le 1er juin, près de deux mois plus tard, elle fut libérée en même temps que deux autres missionnaires italiens, les prêtres Gianantonio Allegri et Giampaolo Marta. L’enlèvement du trio n’a jamais été revendiqué, mais plusieurs observateurs ont souligné la présence du groupe islamiste nigérian Boko Haram dans le nord du Cameroun.
Deux heures de peur et d’angoisse
La religieuse, aujourd’hui âgée de 76 ans, ne cache pas qu’elle a eu peur ce 4 avril 2014 lorsqu’elle a vu un homme entrer par sa fenêtre. «J’étais alors en robe de nuit. Il m’a saisi le bras, m’a tirée en dehors de la case (maison) et m’a traînée dans la brousse jusqu’à la voiture que les ravisseurs avaient volée», raconte-t-elle, d’un seul trait.
«Je me suis retrouvée avec sept ravisseurs armés dans la voiture. Un pointait constamment son fusil sur moi. Ils se moquaient de moi, ils riaient parce que j’avais beaucoup crié dans ma case. Ils étaient très irrespectueux, ils essayaient de soulever ma robe de nuit.»
Le matin du 1er juin 2014, Josephine Badali, l’animatrice de la Congrégation de Notre-Dame, était réveillée par un appel téléphonique. Un représentant du gouvernement canadien annonçait à la supérieure la libération de soeur Bussière et de ses deux compagnons de captivité. La congrégation religieuse ainsi que les gouvernements du Canada, de l’Italie et du Cameroun ont toujours été discrets sur les événements qui ont entouré la libération des trois prisonniers.
La religieuse Gilberte Bussière n’en parle pas non plus. Mais, lors d’une conférence publique tenue à Montréal en janvier, elle a, pour une rare fois, raconté ce qu’elle a vécu durant ses deux mois de détention.
Elle reconnaît que les deux premières heures de sa captivité furent angoissantes. «Puis, je me suis dit: je n’ai pas voulu cette situation, je ne l’ai pas cherchée et je ne peux pas la changer. Je dois la vivre.» Dans le véhicule qui la conduisait à un endoit inconnu, «j’ai alors lâché prise».
«Si je ne peux pas changer la situation, se dit-elle, je peux au moins changer mes attitudes. Je dois avoir des attitudes de foi, de confiance, d’abandon et d’espérance. Cela m’a calmée. J’ai vécu, avec une certaine sérénité, les onze heures de voyage faites à travers la brousse.»
Nous n’avions rien, pas même une Bible
Et c’est dans ces mêmes dispositions qu’elle vivra les cinquante-huit jours que durera sa détention, raconte-t-elle aujourd’hui. «Notre dépouillement matériel était très difficile. Nous n’avions rien, seulement le linge qu’on avait sur le dos. Mais j’ai découvert que, quand on n’a rien, Dieu est tout ce qu’il nous faut».
«Je n’ai jamais tant goûté la présence de Dieu, la parole de Dieu, la prière, comme je les ai goûtées en profondeur durant ma captivité», confie-t-elle. «Ce fut tellement fort que je me disais que cette expérience de dépouillement total, ce n’étais pas moi qui la vivais, c’était une autre personne. C’est le Christ qui la vivait en moi. Je ressentais une grande paix intérieure, une liberté, une grande sérénité qui me dépassaient.»
Les deux prêtres et la religieuse priaient ensemble tous les jours. «Le matin, un des deux proposait un texte de l’évangile de Matthieu. Mais on n’avait pas de Bible. Alors on marchait sur trois ou quatre kilomètres et on tentait de se remémorer chaque mot du récit. On revenait puis on discutait sur ce texte pendant une heure, une heure et demie. C’était incroyable tout ce qu’on pouvait découvrir. Ensuite, on prenait du temps pour vivre des moments de contemplation», dit la missionnaire, présente au Cameroun depuis trente-cinq ans au moment de son enlèvement.
De jeunes gardiens
Gilberte Bussière dit qu’elle n’a jamais ressenti de la haine envers ses ravisseurs. «Nos gardiens – c’est ainsi qu’elle les appelle – étaient âgés de 14 à 25 ans. Ce sont des jeunes sans espoir. Ils sont là parce qu’ils n’ont rien à manger. Ils ne sont pas scolarisés et ils ne savent pas lire. On ne pouvait même pas parler avec eux car ils ne connaissaient que le haoussa, un dialecte du Nigeria.»
Elle croit que «si des gens en arrivent là, c’est à cause des gouvernants. Les Nigerians de l’extrême nord n’ont pas toujours été des Boko Haram», dit-elle. Tchéré, où elle habitait, était tout près de la frontière entre le Cameroun et le Nigeria. «On a longtemps vécu en harmonie avec le Nigeria. On allait acheter nos marchandises dans le pays. Puis, les gens du nord ont été complètement abandonnés par le gouvernement. C’est normal que des gens qui n’ont rien à manger, qui ne reçoivent rien pour l’éducation ou la santé, se révoltent. Il y en a qui deviennent des extrémistes. Non, je ne peux pas nourrir de haine envers eux.»
En fait, «si on prend le temps de les remercier de ce qu’ils font pour nous, ils cessent, à nos yeux, d’être des ennemis». Elle raconte qu’une nuit, ils ont trouvé une ruche d’abeilles. «Le matin, ils nous ont donné une cuillerée de miel.»
L’eau que les trois otages pouvaient boire durant leur captivité sentait le pétrole. Un peu de thé permettait d’enlever ce goût. «On économisait nos sachets, on les faisant sécher sur une branche. Mais vient un temps où le thé ne goûte plus rien. On montre alors à nos gardiens notre boîte vide. Quand ils ont obtenu leur salaire à la fin du mois, ils ont acheté du thé et ils nous ont remis sept sachets. Peut-on dire que ce sont des ennemis?» demande soeur Bussière.
Marguerite Bourgeoys
La communauté religieuse dont fait partie la missionnaire a été fondée au XVIIe siècle à Montréal par Marguerite Bourgeoys, venue de France. Durant sa captivité, Gilberte Bussière a souvent pensé à celle qui sera canonisée en 1982 par le pape Jean-Paul II.
Elle raconte qu’au premier jour de leur capture, un des deux prêtres s’amusait de la situation. «Nous n’avons qu’une seule natte. Tu vas devoir dormir avec deux hommes. Qu’est-ce que tes soeurs vont dire?» La religieuse a répliqué: «Je ne suis pas pire que mère Bourgeoys. Quand elle est partie de France, il y avait cent hommes avec elle.»
«Marguerite Bourgeoys, dit-elle, m’a beaucoup aidée durant ma captivité. Quand on se demandait ce qui allait nous arriver, je pensais à mère Bourgeoys. Alors que son bateau était menacé de faire route vers l’Angleterre, elle disait aux soldats: c’est le même bon Dieu en Angleterre qu’au Canada. Moi, je disais: c’est le même bon Dieu au Nigeria qu’au Cameroun.»
Libérée le 1er juin 2014, Gilberte Bussière est retournée au Canada le 6 juin. «Sœur Gilberte est en bonne santé et ravie de se retrouver parmi les siens», précisait le communiqué diffusé le jour même par la Congrégation de Notre-Dame.
Dorénavant libre, la missionnaire vient toutefois de quitter une «très belle expérience spirituelle», remplie de silence, de prière et de réflexion. «On a vécu de bons moments», tient-elle à répéter lors de cette conférence publique organisée par le centre Le Pèlerin de Montréal. «On n’avait rien à faire. Ici, on est toujours sollicités par toutes sortes de préoccupations. C’est pour cela que je dis que ce temps fut une bénédiction.»