Malgré les espoirs de nombreux groupes de défense des droits humains, le juge Marc-André Blanchard n’a pas invalidé la Loi sur la laïcité du Québec. Dans un jugement étoffé de 240 pages qu’il a rendu aujourd’hui, le juge de la Cour supérieure du Québec n’a rendu inopérantes que quelques dispositions de cette loi adoptée en juin 2019. Ces dispositions concernent essentiellement les commissions scolaires anglophones et les membres de l’Assemblée nationale du Québec.
«Le jugement valide, en grande partie, la Loi sur la laïcité de l’État», a rapidement reconnu le ministre de la Justice Simon Jolin-Barrette. «Ça, c’est la bonne nouvelle et c’est une victoire pour les Québécois», a ajouté le premier ministre François Legault sur sa page Facebook.
Si le ministre Jolin-Barrette a tenu à exprimer «son profond désaccord concernant les éléments du jugement qui rendent inopérantes certaines dispositions de la Loi sur la laïcité de l’État», le premier ministre Legault, lors de la période de questions qui a suivi un point de presse sur la COVID-19, s’est montré beaucoup plus virulent. «Je suis déçu du jugement. Je le trouve illogique», a-t-il martelé.
«Actuellement, c’est comme si la laïcité puis les valeurs, ça s’appliquait de façon différente aux anglophones qu’aux francophones. Donc, au Québec, on protège les droits des anglophones de recevoir des services en anglais, mais là, c’est rendu que ça viendrait protéger des valeurs différentes pour les anglophones puis les francophones. Moi, je pense qu’au Québec tous les Québécois, et pour tous les Québécois, il doit y avoir des valeurs communes.»
Le gouvernement québécois a annoncé qu’il allait porter le jugement en appel.
«Pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté, il importe de souligner que la Loi sur la laïcité de l’État, malgré cette décision, continue d’être en vigueur et continue de s’appliquer», a aussi indiqué le ministre de la Justice. Cette loi interdit le port de signes religieux par des personnes en autorité, dont les enseignants du primaire et du secondaire, et oblige la prestation de services à visage découvert.
«Citoyens de seconde zone»
Peu après la publication du jugement de la Cour supérieure du Québec, le directeur québécois des affaires publiques auprès du Conseil national des musulmans canadiens (CNMC), Yusuf Faqiri, a gravement prévenu la population. Aujourd’hui, ce ne sera certainement pas le «dernier jour où nous parlerons du projet de loi 21 et de la Loi sur la laïcité». Le CNMC et l’Association canadienne des libertés civiles (ACLC) espéraient que le juge Blanchard allait invalider l’intégralité de cette loi que les deux associations estiment discriminatoire envers les personnes qui portent des symboles religieux.
«Cela fait 674 jours que les Québécois qui portent des symboles religieux comme le hijab, la kippa ou le turban sont des citoyens de seconde zone», a déclaré M. Faqiri. «Franchement, en 2021, il est choquant que nous soyons encore en train de parler de la constitutionnalité d’une loi qui interdit aux juifs de porter la kippa et de devenir procureurs. C’est odieux.»
Selon l’avocat Khalid Elgazzar, présent lors d’une conférence de presse conjointe du CNMC et de l’ACLC, «la décision de la Cour supérieure du Québec a montré clairement qu’il y a des problèmes fondamentaux avec la Loi 21».
Préoccupations
«Il ne fait aucun doute que la Loi 21 entraîne des conséquences sérieuses et négatives pour toutes les personnes qui arborent les signes religieux en public», a effectivement écrit le juge Blanchard.
Le magistrat a tenu à résumer les témoignages d’individus entendus en novembre et décembre 2020, lors d’audiences préalables à son jugement. «Pour plusieurs, le législateur envoie le message explicite que leur foi et la façon qu’ils la pratiquent n’importent pas et qu’elle n’emporte pas la même dignité ni ne requiert la même protection de la part de l’État», a écrit le juge Blanchard.
«Pour eux, la Loi 21 postule qu’il existe quelque chose de fondamentalement mal ou nocif avec les pratiques religieuses, particulièrement certaines d’entre elles, et que l’on doit prémunir le public. Ainsi, elle transmet un message explicitement exclusif à l’égard des personnes qui se font dire qu’elles ne peuvent participer pleinement dans les institutions publiques de l’État seulement à cause de leurs convictions intimes.»
Mais ces préoccupations n’ont pas été suffisantes pour que le juge invalide les dispositions sur l’interdiction des signes religieux dans la Loi sur la laïcité de l’État.
«Je ne discuterai pas des conclusions juridiques précises», a ajouté Me Elgazzar. «Nous continuons à examiner la décision». Mais pour lui, il est évident que le juge Marc-André Blanchard a cru les personnes qui se sont dites lésées par la Loi 21, une loi qui «cause de graves préjudices».
Présidente de la Coalition inclusion Québec (CIQ), Diane Rollert, pasteure de l’Église unitarienne de Montréal, dit qu’elle aurait certainement «préféré un résultat différent». Mais «nous nous sommes toujours attendus à ce que ce soit un long parcours juridique. Nous avons toujours prévu d’aller jusqu’à la Cour suprême», a-t-elle déclaré lors d’une conférence de presse tenue à Montréal.
«Nous reconnaissons que le juge Marc-André Blanchard a accordé une attention particulière aux quatre causes jointes, dans les limites de son rôle de juge de la Cour supérieure.» Il a notamment confirmé «le droit des élus de porter des symboles religieux et celui de la English Montreal School Board de choisir ses enseignants.»
«Nous estimons également que le juge a fourni la base d’un appel fructueux en soulignant que la Loi sur la laïcité de l’État constitue une grave atteinte aux droits humains fondamentaux», a-t-elle ajouté.
Appel
Les avocats du CNMC et de l’ACLC vont étudier le jugement de la Cour supérieure du Québec dans les prochains jours. Ils recommanderont ensuite à leurs clients de le porter ou non en appel. La CIQ dit déjà qu’elle fera appel. «Nous avons confiance en notre appel et restons engagés dans la construction d’un Québec inclusif et pluraliste basé sur la laicité ouverte, dans lequel chacun peut poursuivre ses rêves et apporter sa contribution.»
Mentionnons aussi que le Centre consultatif des relations juives et israéliennes (CIJA) s’est dit «profondément déçu par la décision de la Cour supérieure du Québec de maintenir les dispositions de la Loi 21 qui restreignent la liberté religieuse et limitent de façon importante la capacité des juifs québécois et des autres communautés religieuses à faire carrière dans la fonction publique».
«Le CIJA continuera à exprimer la ferme opposition de notre communauté à la Loi 21», a déclaré Eta Yudin, vice-présidente québécoise du CIJA.
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