Un guide pour les diocèses et les communautés religieuses. Un document au langage fuyant. De bonnes leçons et d’autres qu’on n’a pas tirées. Un évêque, un universitaire et un défenseur de victimes de prêtres et de religieux évaluent le guide consacré aux mesures de protection des mineurs que la Conférence des évêques catholiques du Canada a rendu public le jeudi 4 octobre 2018.
Le document de 200 pages intitulé Protection des personnes mineures contre les abus sexuels: Appel aux fidèles catholiques du Canada pour la guérison, la réconciliation et la transformation n’est ni une vaste enquête sur les abus sexuels commis par des membres du clergé canadien, ni un bilan de tout ce qu’ont entrepris les dirigeants de l’Église catholique, ces vingt dernières années, afin d’assurer la protection des mineurs et des personnes vulnérables.
Le texte, imprimé durant l’été et adopté par les évêques canadiens le 27 septembre, est d’abord «un guide pour les diocèses et les communautés religieuses», explique Mgr Christian Lépine, archevêque de Montréal.
«Il revient à chaque diocèse de le mettre en pratique dans ses façons de prévenir les abus, d’accueillir les allégations, de se doter d’un processus d’enquête et de collaborer avec les autorités judiciaires», ajoute l’archevêque au sujet du document qui n’a aucune force coercitive.
Le document comprend d’abord neuf leçons «apprises par les évêques et les supérieurs majeurs dans leur expérience de traitement des abus sexuels commis par des membres du clergé à l’endroit de personnes mineures».
«Ce sur quoi insiste le document, dit Mgr Lépine, c’est la priorité qu’il faut donner aux victimes.»
«Si on dit prendre au sérieux les victimes, alors il faut faciliter leur accueil. Une victime peut bien se dire à ce moment-ci: « ce sera ma parole contre celle de l’autre, personne ne va me croire »», reconnaît l’archevêque de Montréal. «Il faut que les victimes sachent qu’elles seront reçues, qu’on va les écouter et qu’on va prendre au sérieux ce qu’elles vont dire. Personne ne sera disqualifié d’avance», assure-t-il.
L’archidiocèse de Montréal n’a pas attendu la parution de ce guide pour agir. Dès juin 2016, Mgr Lépine a créé un service diocésain de pastorale responsable qui a la responsabilité d’«assurer un environnement sain et sécuritaire pour tous et de prévenir toute forme d’abus à l’encontre de toute personne vulnérable».
«Les victimes ont toujours été importantes, mais on cherche à en faire davantage.» Il souligne que la page d’accueil du site Web de l’archidiocèse de Montréal donne dorénavant un numéro de téléphone d’urgence (514 925-4321) que peut composer avec confiance toute personne victime d’abus.
Devant les situations d’abus à l’endroit d’une personne mineure, c’est aujourd’hui tolérance zéro. «Quand ce sont des mineurs, notre première action, c’est d’aviser les policiers. Quand ce sont des adultes qui témoignent de ce qu’ils ont vécu comme mineurs, on les invite alors à aller voir les policiers car cela leur appartient. La loi est claire. Si un adulte est témoin ou entend parler d’un abus sur un mineur, il doit aller directement à la police. Il n’y a pas d’exceptions.»
Le guide de la CECC ne permet pas de mesurer l’ampleur des abus sexuels commis par des prêtres et des religieux canadiens. Jamais n’y nomme-t-on, par exemple, les noms des congrégations religieuses – plusieurs sont présentes à Montréal – contre lesquelles un grand nombre d’adultes ont intenté des recours collectifs en raison des agressions subies alors qu’ils n’étaient que des enfants.
L’archevêque de Montréal se montrerait-il favorable à ce des enquêteurs indépendants scrutent les archives des diocèses du Québec et du Canada afin d’évaluer le traitement que les autorités de l’Église catholique ont réservé depuis cinquante ans aux allégations reçues de victimes d’agressions sexuelles?
«Si la justice d’ici estime qu’il y a des mesures qu’il faut entreprendre, on va collaborer volontiers», ajoute Mgr Lépine. «Mais est-ce à nous de devancer le processus judiciaire? Je ne le crois pas. Nous, on a à faire nos devoir à l’interne, de notre mieux.»
Un langage fuyant et des oublis
Directeur des communications du Comité des victimes de prêtres, Carlo Tarini est formel. Jamais n’a-t-il été consulté par les rédacteurs du récent document des évêques canadiens sur les abus sexuels commis par des membres du clergé.
«Que l’on ne nous ait pas consulté, que notre nom n’apparaisse même pas parmi les ressources disponibles pour les victimes, c’est, disons, pour le moins triste», réagit M. Tarini. «On n’a même pas reçu un exemplaire de ce document.»
«On parle au nom des victimes de prêtres et de religieux depuis une douzaine d’années. Les évêques savent qui on est. J’ai toujours tendu la main au nom des victimes. J’ai maintes fois écrit à des évêques pour demander de l’aide et présenter des dossiers de victimes. On nous a toujours traités de manière hautaine», déplore-t-il.
Il estime d’abord que le langage employé dans le nouveau document est «fuyant» et trop doux.
«Les agresseurs sexuels sont appelés délinquants dans ce document», note-t-il. L’expression est trop faible. «Agresser un enfant est un crime suffisamment grave pour que l’agresseur, lorsque sa culpabilité est avérée, fasse de la prison et soit expulsé de toute organisation qui veut être prise au sérieux».
Si des mots sont imprécis, d’autres sont carrément absents. Par exemple, Carlo Tarini ne s’explique pas que dans la section appelée Que faire des délinquants?, on a omis de mentionner le sort qui doit être réservé aux protecteurs ou aux complices de ces prêtres pédophiles.
«Longtemps, lors de chaque entrevue que je donnais aux médias, je me faisais un devoir d’expliquer que ce ne sont pas tous les prêtres de l’Église catholique qui ont commis des agressions sexuelles. Mais je ne dis plus cela aujourd’hui. Il y a eu tellement de cas de prêtres qui ont agressé des enfants, notamment dans les communautés religieuses, que je m’explique mal que leurs collègues n’étaient au courant de rien.»
«Des personnes ont fermé les yeux sur les agressions de prêtres sur des mineurs, des évêques ont agi comme une agence de voyage et ont promené des pédophiles dans diverses paroisses, provinces et même pays du monde. Ces gens-là sont redevables devant la justice et ne sont pas dignes d’être membres d’une organisation qui se dit vouée au bien-être de la population», tranche le directeur du Comité des victimes de prêtres.
Une phrase le désole tout particulièrement dans le document épiscopal. Il la cite textuellement. «En plus de satisfaire aux exigences de la justice et d’assurer la sécurité publique, l’Église exige que les délinquants fassent réparation pour le dommage qu’ils ont infligé et le scandale qu’ils ont causé».
«Quel dommage a été infligé? Quel scandale a été causé? Et qui sont les victimes de ce scandale? Est-ce les enfants ou bien l’image de l’Église?», demande-t-il.
Il note que les évêques se gardent bien de demander aux communautés religieuses de «faire réparation» pour les dommages causés aux victimes par leurs membres.
Enfin, Carlo Tarini regrette que le document sur les abus sexuels n’oblige pas les évêques à publier des données statistiques comme le fait annuellement l’épiscopat américain. «Combien y a-t-il eu d’allégations d’agressions cette année, combien de prêtres et de religieux sont dénoncés, et surtout, combien y a-t-il de victimes? On fait cela aux États-Unis. Pourquoi l’Église du Canada ne pourrait-elle pas s’inspirer de ce qui se fait ailleurs?»
Un document sobre, délicat, au titre incompréhensible
Professeur honoraire à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal, le théologien Jean-Guy Nadeau est un expert sur la question des abus sexuels, dans l’Église et dans la société.
L’an dernier, on l’a invité au Centre pour la protection de l’enfance (Centre for Child Protection) de l’Université pontificale grégorienne à Rome, un institut de formation et de prévention qui collabore notamment avec la Commission pontificale pour la protection des mineurs.
«Ce texte, je le reçois positivement. Le comité a bien fait son travail», dit d’abord l’expert qui, lui non plus, n’a pas été consulté par les auteurs de ce document
«C’est sobre, c’est fait avec délicatesse», dit-il. Après une pause, il ajoute «délicatesse envers les évêques et leurs prédécesseurs».
Le théologien rappelle que le lecteur n’y trouvera pas «un document de réflexion», mais plutôt des «lignes directrices destinées aux diocèses, aux évêques, aux éparques et aux supérieurs» de communautés religieuses.
D’où son incompréhension devant le titre du document. «Le titre dit que c’est un appel aux fidèles mais les recommandations ne les concernent pas. 95% du texte, plus même, s’adresse aux personnes en autorité.»
«Les fidèles ont déjà largement fait leur part», rappelle-t-il. «Ce sont eux qui ont dénoncé les abus. Ce sont eux qui ont écrit des articles dans des journaux. Ce ne sont pas les évêques», dit l’expert.
Jean-Guy Nadeau note que l’unique mention du mot excuses apparaît dans le témoignage introductif de Mgr Ronald Fabbro, un texte qu’il trouve émouvant et sincère. Il souligne que Mgr Fabbro, ordonné en 2002, est un «évêque d’une nouvelle génération qui hérite d’un problème» auquel les évêques plus âgés n’étaient pas du tout préparés.
«Aujourd’hui, on parle de tolérance zéro. Mais pour des évêques, durant leur formation au presbytérat, cela aura plutôt été formation zéro. Ils ont eu une formation dans une culture où les abus sexuels, c’était un péché contre Dieu et non un crime contre un enfant.»
«L’écart entre le texte de Mgr Fabbro et celui du comité est énorme», ajoute Jean-Guy Nadeau.
Le professeur aime bien que les évêques aient présenté, sous la forme de neuf leçons, ce qu’ils ont appris en côtoyant les victimes. Il aurait toutefois apprécié qu’ils ajoutent une leçon «sur la nécessité de dénoncer» les agresseurs. Un chapitre est aussi manquant sur les excuses ou les regrets. «Et il n’est pas question dans ce document des pensionnats» qu’il qualifie d’anti-autochtones, là où beaucoup d’agressions ont été commises et qui ont été dirigés par des Églises et des communautés religieuses.
Le professeur, qui a donné des conférences sur le document épiscopal de 1992, De la souffrance à l’espérance, consacré aux abus sexuels dans l’Église et qui a régulièrement présenté son contenu à ses étudiants universitaires a noté une différence. Les noms des auteurs ainsi que des experts consultés, des religieux, des avocats, des psychologues, des théologiens et des assureurs, n’apparaissent pas dans la mise à jour de 2018. Leurs noms et leurs titres occupaient cinq pages dans l’édition de 1992.
Bien que le document sur les abus sexuels était prêt lors de son assemblée plénière le mois dernier, la CECC n’a organisé ni rencontre de presse, ni lancement national. Elle a donné carte blanche aux diocèses pour le présenter localement, sans préciser la manière de le faire.
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