Alors que le visage du catholicisme continue d’évoluer rapidement au pays, des catholiques québécois se demandent s’il n’est pas temps pour le Québec de songer à avoir sa propre conférence épiscopale. Une idée alimentée par une série de malaises devant la réception plus que mitigée de déclarations émanant de la Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC), qu’il s’agisse d’aide médicale à mourir, de morale sexuelle, de la révision des partenaires de l’ONG Développement et Paix ou des cafouillages communicationnels autour de la vaccination.
«Nous sommes plusieurs à nous poser la question», affirme Céline Wakil, qui travaille comme agente de pastorale au sein du diocèse de Saint-Jean-Longueuil. Elle s’affiche ouvertement comme séparatiste, mais soutient que cette idée n’a rien à voir avec une idéologie politique. Au contraire, elle croit qu’une certaine homogénéité culturelle au sein de l’Église québécoise pourrait être mieux servie par une telle approche.
«Il y a au Québec une école de pensée similaire. Je trouve dommage que nos évêques ne prennent plus la parole publiquement pour les bonnes raisons. Avec une telle autonomie, ils n’auraient peut-être plus aussi peur de déroger de la collégialité. Cette peur de la dissension, ça donne l’image d’un boy’s club qui doit être d’accord sur tout», dit-elle en évoquant ce qu’elle perçoit du rôle actuel des évêques du Québec au sein de la CECC.
Originaire de Sherbrooke, Sébastien Lacroix est conseiller aux affaires diocésaines et scolaires pour le Conseil scolaire catholique ontarien MonAvenir, qui touche à cinq diocèses, dont celui de Toronto. «Ça nous guette, la possibilité d’un schisme au sein de l’épiscopat canadien. Ça fait des décennies qu’il n’y a pas d’unité. Là, ça se dessine. Je ne veux pas ça, car ça amènerait un déséquilibre au sein de l’épiscopat canadien», s’inquiète-t-il. Comme francophone habitant à l’extérieur du Québec, il trouverait l’arrivée d’une conférence épiscopale québécoise «tragique» et se sentirait «abandonné».
«La collégialité idéale n’existe plus depuis longtemps, dit-il. Mais on a besoin d’essayer de la faire renaître pour le bien de toute l’Église au Canada.»
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Il n’y a toujours eu qu’une seule conférence des évêques pour tout le Canada. Pendant longtemps, les francophones y ont exercé une grande influence, au point de souvent donner le ton aux postures canadiennes. Mais si la question d’une éventuelle conférence québécoise se pose à ce moment-ci, c’est en partie parce que les faux-pas de la conférence nationale n’ont pas manqué au cours des dernières années. Le plus récent en date – la controverse concernant une note sur l’avortement et les vaccins contre la COVID-19 – a laissé un goût amer chez plusieurs catholiques québécois. En privé, des évêques ont ouvertement confié à Présence leur malaise devant la situation. Mgr Alain Faubert, évêque auxiliaire pour l’Église de Montréal, a accepté de réagir publiquement.
«Il y a eu des enjeux de communication massivement ratés à la CECC», reconnait-il, soulignant explicitement le récent épisode de la note sur la vaccination. «Je sens la frustration sur le terrain québécois. Elle est très légitime. Et elle pose de bonnes questions légitimes.»
Une réalité démographique
En trame de fond, il y a bien entendu la question lancinante des relations entre les francophones et les anglophones. Or cette catégorisation traditionnelle évolue à grande vitesse, modifiant au passage le visage de l’Église catholique au Canada.
«La différence ne vient pas tant du fait anglais que de la démographie particulière du catholicisme anglophone», avance le sociologue Martin Meunier, professeur et titulaire de la Chaire de recherche Québec, francophonie canadienne et mutations culturelles à l’Université d’Ottawa.
Il rappelle que, statistiquement, l’Église catholique se maintient au sein de la population canadienne grâce à l’immigration. De 300 000 à 350 000 personnes arrivent au Canada chaque année, dont un tiers est catholique. Environ 9 arrivants sur 10 choisissent l’anglais comme langue fonctionnelle.
«Voilà pourquoi ça s’est maintenu pour le catholicisme, surtout au Canada anglais, dit-il. D’une certaine façon, il y a là un revival catholique, en partie alimenté par l’immigration autour de pôles comme Toronto ou Ottawa. Parallèlement, au Québec, l’attrition du nombre de catholiques est de plus en plus grande.»
«Il y a un changement qui s’est opéré depuis 20-25 ans. Il y avait une espèce d’asymétrie interne à la conférence épiscopale en faveur du Québec. Elle n’existe plus: le Québec est maintenant minoritaire. Cela lui donnait une sorte de balance. Maintenant, avec le fait que le catholicisme devient de plus en plus canadien anglais, la balance du pouvoir n’est plus là», note-t-il.
Comme clé de lecture, il propose de considérer davantage le catholicisme canadien anglais sous l’angle de «l’affirmation», tandis que celui du Québec en serait un de «discrétion», très attaché à des initiatives sociales.
«De plus en plus, on est face à deux solitudes. Sur des questions comme l’euthanasie ou les vaccins, on voit qu’il y a un écart entre ce qu’est être catholique pour un Canadien anglais par rapport à un Québécois. Pourrait-il être intéressant d’officialiser la chose? Est-ce que la CECC représente bien le fait québécois dans cette nouvelle réalité du catholicisme hors Québec? On peut se questionner. Mais c’est aussi une question de nombre qui se joue ici.»
Anticiper les défis de demain
Le professeur David Seljak, qui enseigne au département d’études religieuses à la St. Jerome’s University, à Waterloo, a consacré sa thèse de doctorat à la sécularisation du nationalisme au Québec. Il rappelle que les Églises chrétiennes d’Amérique du Nord sont confrontées à la montée des «nones», c’est-à-dire les citoyens qui ne se réclament d’aucune tradition religieuse.
«Il y a toujours eu de grandes différences entre le catholicisme au Québec et au Canada. Qu’il s’agisse d’eucharistie, de prière, de messe, de relation avec les religieux et religieuses, il y a une orientation unique au Québec. Face aux questions pastorales, les Québécois sont uniques. Sur les questions politiques ou éthiques, l’Église du Québec est toujours plus progressiste qu’ailleurs au Canada. Les évêques et théologiens sont souvent plus progressistes et avant-gardistes dans leurs positions», croit-il.
Pour affronter les enjeux d’avenir, dont la croissance de ces «nones», il se demande si une conférence épiscopale québécoise ne serait pas mieux outillée, car plus adaptée au contexte culturel francophone. «Pour les évêques du Québec, cela pourrait leur permettre de répondre de manière plus efficace à ce changement dramatique, davantage que s’ils restent au sein de la conférence canadienne», émet-il comme hypothèse. À l’échelle mondiale, «on entre dans une nouvelle ère où la mondialisation sera plus importante, mais où le local devient aussi plus important. Partout, on voit que face aux impacts de la mondialisation, il y a un retour du local.»
Tenir compte des logiques internes
Sœur Gisèle Turcot, membre de l’Institut Notre-Dame du Bon-Conseil de Montréal, a été la seule femme à occuper le poste de secrétaire générale de l’Assemblée des évêques (catholiques) du Québec, de 1980 à 1983. Bien qu’elle y ait vécu le premier référendum, elle ne se souvient pas que l’idée d’une conférence épiscopale québécoise ait été officiellement soulevée.
Depuis quelques années, elle suit de près les déclarations de la CECC et affirme ressentir un «malaise».
«La CECC est maintenant dirigée par deux ou trois évêques de l’Ontario et de l’Ouest canadien. Ce qui n’est pas correct. D’ailleurs, elle n’arrive jamais à des documents théologiques sérieux, car ce ne sont ni les mêmes approches, ni les mêmes cultures», dit-elle.
Elle aimerait que l’épiscopat québécois «se donne les moyens de parler plus clairement» dans leurs échanges avec les autres évêques canadiens.
«Il y a une règle non-écrite du consensus. Ce n’est pas comme des présidents de compagnie ou des chefs de passage: les évêques sont là à vie et seront assis ensemble pendant des années. Ils peuvent échanger, mais quand vient le moment d’énoncer une prise de position publique, cette règle est toujours présente.»
Selon elle, demander à Rome d’établir une conférence québécoise ne susciterait pas beaucoup d’intérêt au sein de l’épiscopat. «À ce moment-ci, financièrement, les évêques ne seraient pas chauds. On pourrait en discuter, mais les chances sont minces que ça puisse arriver.»
Accueillir les tensions
De son côté, Mgr Alain Faubert croit que le fait que l’idée soit évoquée dans les milieux catholiques québécois traduit d’autres enjeux importants. Il appelle surtout à ne pas faire une lecture manichéenne des difficultés actuelles.
«La question la plus fondamentale, c’est comment gérer le dissentiment et la communion. La communion n’est pas l’unanimisme. Le grand défi de l’Église dans le monde – et aussi sa beauté – est ne pas se résoudre à la division quand ça arrive. Et ça arrive présentement. Pour moi l’expérience catholique est celle du radicalisme du dialogue. De croire qu’on peut se mettre à table avec des gens qui n’ont ni les mêmes approches ni les mêmes priorités», expose-t-il.
Il explique qu’en tant qu’évêque auxiliaire d’un archidiocèse aussi varié que celui de Montréal, il est confronté régulièrement au caractère bigarré des expressions du catholicisme, y compris au sein même du Québec.
«Nous pouvons avoir des perspectives ecclésiologiques différenciées qui ne méritent ni schisme, ni qu’on lance notre conférence épiscopale québécoise. Je crois à la conférence épiscopale canadienne, qui a un niveau de tensions fécondes», soutient Mgr Faubert. Selon lui, l’écart de positions n’est ni trop grand, ni trop petit. Les «lignes de démarcations» ne se trouveraient pas nécessairement entre les anglophones et les francophones, mais engloberaient divers enjeux, témoignant ainsi de nombreuses nuances au sein des groupes linguistiques historiques. Le défi est alors «d’accepter la tension du désaccord».
«Les tendances ecclésiales sont parfois le reflet de tendances sociales: la requête de principes sûrs, de noir et blanc. Nous pouvons y débusquer la fragilité émotionnelle de toute une frange de la société – y compris dans l’Église – déboussolée par les changements sociaux. Comment ne pas diaboliser ça, mais l’éclairer, sans être dupes? Il faut entendre Jésus dire: « n’ayez pas peur, je suis avec vous »», poursuit-il.
Devant les friction et bouleversements, Mgr Faubert appelle à rejeter le fatalisme et la panique. Le premier mouvement, «décisif pour l’avenir du catholicisme», est de choisir de considérer cette époque-ci sous l’angle de l’évangélisation. En cela, il suggère de s’appuyer sur le pape François dans son «radicalisme de la résistance aux forces d’entropie». Évoquant les tensions du monde actuel et la facilité avec laquelle des groupes s’excluent ou se renvoient des anathèmes, il croit en la poursuite d’une expérience chrétienne soucieuse de mettre des «et» là où certains se butent à mettre des «ou».
«C’est le catholicisme auquel je crois et dont je suis fier. On n’est pas chrétien pour avoir raison, mais pour que le monde ait la vie, à commencer par les plus fragiles: l’enfant à naître, ceux qui attendent dans le couloir de la mort, la mère monoparentale, les Autochtones, etc.», souligne-t-il. Que les évêques s’assoient autour d’une même table à la CECC, c’est le «pari d’une richesse».
Du pain sur la planche
Le théologien Gilles Routhier, professeur titulaire à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, admet qu’il y a des «tensions manifestement plus fortes actuellement» au sein de l’épiscopat, mais que c’est loin d’être une nouveauté.
«On a bien beau dire qu’on est tous catholiques, mais les catholicismes ont des histoires et des particularités. Et pas simplement chez les évêques, mais également chez les catholiques, qui sont différents pour des facteurs d’éthos culturel, d’enracinement ou d’histoire», souligne-t-il, rappelant qu’il n’existe pas qu’un unique catholicisme anglophone, pas qu’une unique expression du catholicisme au Québec.
Certes, la diminution relative du poids francophone dans l’Église canadienne est un retournement de l’histoire, convient-il. Et dans un tel contexte, ce qui émane de la CECC «semble étranger à la manière selon laquelle on réfléchirait à la question au Québec», ajoute-t-il. En ce qui concerne la note sur la vaccination, il fait la part des choses. «Ce problème ne relève pas de ce qu’est la conférence, mais d’un dysfonctionnement», recadre-t-il.
Par ailleurs, rien n’indique que Rome, qui conçoit les conférences épiscopales en fonction des nations politiques et non des nations culturelles, changera sa façon de procéder. Cela ouvrirait la porte à trop de revendications.
«On ne fera jamais le diocèse ethnique non plus. Car c’est l’Évangile qui est en cause, avec le mystère de la réconciliation. Ça ne veut pas dire qu’on fait disparaitre les particularités. L’Évangile doit être annoncé dans toutes les langues! Mais sans sacralisation des particularités», insiste le théologien.
Il invite désormais l’Église québécoise et la CECC à se mettre au travail.
«Les tensions actuelles ne se résoudront ni par elles-mêmes, ni avec le temps. Quand il y a une crise, il faut l’affronter. Cela survient quand il y a des changements d’équilibres. Devant ce fait, que fait-on? La CECC a été créée en 1943. Elle a pris d’autres modes de fonctionnement à partir du concile Vatican II. Puis à nouveau avec la publication du nouveau code de droit canonique [dans les années 1980]. Donc, tous les 20 ans, elle se réorganise et revoit ses fonctionnements. Ça fait 40 ans: c’est le temps de faire ça.»
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