Leonard DiVittorio s’approche solennellement de la statue de la «bonne sainte Anne». Dans le cadre de la célébration d’ouverture de la fête de la grand-mère de Jésus le 25 juillet, il doit y déposer une gerbe de fleurs, geste symbolique retenu pour souligner le 95e et dernier passage au sanctuaire de Sainte-Anne-de-Beaupré du Ahearn Memorial Pilgrimage.
Le visage rougi par l’émotion, la bouche légèrement crispée, il semble porter les intentions de prières de plusieurs générations de pèlerins qui ont, chacune à leur façon, forgé ce qui est devenu au fil du temps le plus ancien pèlerinage américain en sol canadien.
Car le Ahearn, c’est une institution. Son importance est telle dans l’histoire du sanctuaire qu’un vitrail de la basilique est consacré au fondateur du groupe, Andrew Ahearn. Rendu infirme par un accident de travail, cet Américain originaire de Springfield, dans le Massachussetts, s’est rendu à Sainte-Anne-de-Beaupré en 1922. Cause perdue, lui assuraient ses médecins, qui avaient jugé toute rémission impossible.
Or, l’impossible se produisit au pied de la statue de sainte Anne cette année-là. Dans le livre consacré à la guérison inexpliquée de son père, la fille d’Andrew Ahearn, Rita, relate chaque étape de ce qui allait devenir le moment fondateur d’un pèlerinage annuel qui, à son apogée dans les années 50 et 60, comptait 300 participants, dont plusieurs personnes en fauteuils roulants, voire en lits roulants. Andrew Ahearn avait en effet promis à sainte Anne d’amener des malades et des infirmes à la basilique chaque année s’il était guéri. Il tint sa promesse toute sa vie. À sa mort, sa fille Rita et son gendre Louis Rielle prirent la relève. Puis ce fut au tour de M. DiVittorio, ou «Lenny», comme on l’appelle affectueusement au sanctuaire de Beaupré.
Mais Lenny aussi a fait une promesse. Il a juré au fils d’Andrew Ahearn qu’il serait le dernier à organiser le célèbre pèlerinage. Et que lorsqu’il deviendrait impossible de poursuivre l’aventure, le nom Ahearn cesserait d’être utilisé.
M. DiVittorio aurait bien aimé voir le pèlerinage fêter son 100e anniversaire, en 2022. Ce n’est donc pas de gaieté de cœur qu’il a pris la décision l’hiver dernier que l’édition 2017 serait la dernière.
Problème avec l’Auberge
Rencontré deux jours avant la célébration du 25 juillet, il parle d’une décision très difficile, rendue nécessaire par les changements apportés par les rédemptoristes à la gestion de l’Auberge de la basilique. Ces derniers – dont les ressources diminuent – ont choisi de consacrer leur énergie à la basilique. Ils ont confié la gestion de l’Auberge à une entreprise et ont choisi de mettre fin au service de cafétéria. L’avenir de l’Auberge demeure incertain, alors que les pères pourraient bien décider de s’en départir complètement. Un changement que déplore M. DiVittorio.
«[J’aimerais qu’ils gardent] un bâtiment qui abrite les pèlerins, construit de leur sueur, de leur sang et de leurs dons. Où ils peuvent manger et être confortables», dit-il. «Je ne demande pas la lune. Je sais que les choses changent. Ils ont changé diverses choses au fil des ans et nous nous sommes toujours adaptés.»
Il soupire. «Je ne peux pas faire ça pour mes pèlerins.»
C’est qu’amener des États-Unis au Canada des infirmes et des malades pendant la semaine et demie que dure la neuvaine de prières requiert une logistique parfois complexe pour les soins et les repas. Une situation mise en péril par les changements à l’Auberge.
«Je mets fin au pèlerinage en raison de ce à quoi on met fin pour mes pèlerins et pour tous les pèlerins que je connais ou que j’ai connus en venant ici. Voilà pourquoi j’arrête. Rien de plus, rien de moins», ajoute-t-il.
Un pèlerinage qui change des vies
La décision a été annoncée à la grande famille du pèlerinage au printemps. Les pèlerins qui ont fait le voyage à Sainte-Anne cette année ont eu le temps de s’y résigner.
C’est notamment le cas de Michael Smith, 27 ans, et de sa copine Ambur Carter, 24 ans, les plus jeunes membres du groupe. Profitant d’un moment de calme dans leur chambre à l’Auberge, ils se confient sur leur tristesse de vivre ce pèlerinage une dernière fois, mais préfèrent se concentrer sur le bonheur qu’a laissé le Ahearn dans son sillon.
«C’est triste que ça se termine. J’ai pris part à ce pèlerinage pendant plus de la moitié de ma vie. C’est un élément essentiel de mes étés», dit Michael.
Son père est décédé quand il avait 10 ans. Pour l’occuper intelligemment, sa tante l’a embarqué dans ce groupe dès l’âge de 11 ans. Il est venu à Sainte-Anne-de-Beaupré chaque été depuis.
«C’est bon, ça réchauffe le cœur. Ça donne foi en l’humanité. Je prends tous mes jours de vacance pour venir ici. Je préfère être ici plutôt que de faire une croisière quelque part», précise-t-il tout sourire.
C’est lui qui a proposé à Ambur de l’accompagner au Québec l’an dernier. Elle a tenu à l’accompagner à nouveau cette année.
«C’est une grosse affaire! Je me suis sentie spéciale de pouvoir venir avec eux ici, de voir autant de gens célébrer ensemble au même endroit», indique-t-elle.
Sur le terrain du sanctuaire, on peut voir le couple prêter main forte aux pèlerins, particulièrement à ceux qui sont en fauteuil roulant.
Frank Sadowski fait quant à lui partie des vétérans du pèlerinage. L’homme de Northampton, Massachussetts, aujourd’hui âgé de 72 ans vient depuis 1959. Enfant, il a perdu un bras en raison d’une maladie sanguine.
«Je suis venu ici, puis j’ai constaté ce que d’autres personnes devaient endurer dans leur vie. J’ai réalisé que la perte de mon bras n’était qu’un désagrément. Je me suis engagé. Et j’essaye de venir à chaque année depuis ce moment», explique-t-il.
«Dans les années 60, nous avions des respirateurs portatifs, alors nous pouvions amener des gens à Sainte-Anne grâce à cela, dit-il. Nous remplissions cinq wagons de passagers et un wagon de bagages. Nous nous rendions à Montréal, transférions vers des wagons-lits le 16 juillet et arrivions pour le début de la neuvaine le matin du 17 juillet.»
Ce voyage annuel a une telle importance dans sa vie que c’est à Sainte-Anne qu’il a passé sa lune de miel, à s’occuper des malades et des infirmes.
Il confie avoir le cœur lourd de savoir que le pèlerinage ne viendra plus. «De ne pas pouvoir revenir et rendre service… C’était comme revenir à la maison et retrouver les membres de la famille», illustre-t-il.
Fidèle à la neuvaine depuis de nombreuses années, Karen Shaw peut être aperçue sur son fauteuil roulant électrique à chaque messe dans la basilique. Avec son élégante chevelure poivre et sel, elle écoute attentivement, tenant souvent un chapelet dans l’une de ses mains.
«J’aime ça», répond-elle, avec un large sourire, lorsque interrogée sur la signification du pèlerinage dans sa vie. Cette dame du New Jersey a besoin d’une aide particulière pour venir à Sainte-Anne. Loin de se morfondre sur la situation, elle affirme simplement profiter de son passage – peut-être son dernier – pour prier pour sa famille.
«Je ne connais pas d’autre endroit comme ceci», parvient-elle à articuler, admirative.
Tenir promesse
Certes, Lenny aurait aimé que l’aventure se termine autrement. Mais M. DiVittorio préfère tout de même contempler l’extraordinaire héritage d’un pèlerinage qui a changé la vie de milliers de personnes pendant près d’un siècle. À 59 ans, cet ancien enseignant et directeur d’école d’Astoria, dans le Queens (New York), assure qu’il continuera de venir chaque année à titre personnel.
«J’ai travaillé dans un système où j’avais congé l’été. Je n’ai jamais eu à m’en faire pour venir ici. Sainte Anne m’a guidé tout au long de ma route pour continuer aussi longtemps que je le peux. Elle a été présente dans ma vie à chaque étape», dit-il.
Il a le cœur gros en s’avançant vers la statue de sainte Anne. Dans l’assemblée, peu de gens saisissent la gravité du moment. En déposant sa gerbe de fleurs aux pieds de la statue où avait prié Andrew Ahearn 95 ans plus tôt, il vient clore une promesse qui s’est répercutée pendant plus de trois générations. Et tandis que l’assemblée entonne Salve mater Anna, il recule de quelques pas et observe longuement sainte Anne. De grosses larmes coulent sur ses joues.