La planète catho apprenait l’an dernier les exactions du fondateur de L’Arche alors qu’étaient divulguées ses relations abusives dans le cadre d’accompagnements individuels et ce, par l’organisation qu’il avait lui-même érigée, à la suite d’une longue enquête interne.
Près d’un an après le dévoilement des témoignages de six femmes agressées sexuellement par Jean Vanier, qu’en est-il de son œuvre principale? Dans quel état se trouvent les communautés?
Au moment de publier le rapport sur leur fondateur, en février 2020, plusieurs responsables au sein de cette Fédération internationale craignaient que cette nouvelle vienne frapper de plein fouet la sérénité des communautés et porter un coup à leur reconnaissance sociale. Un plan avait été préparé pour que toutes les composantes puissent gérer la situation afin de produire le moins de dommages possible.
En réalité, les personnes les plus atteintes par la prise de conscience de la double vie du grand Canadien se retrouvent au sein du groupe de collaborateurs les plus anciens qui l’ont côtoyé de près. C’est sans doute le sentiment de trahison qui est au cœur de cette réaction. Ce cercle rapproché semble encore en grand besoin de faire le point et de comprendre ce qu’ils n’ont pas su voir. Une commission composée d’experts multidisciplinaires a d’ailleurs été formée pour aider à relire l’histoire de L’Arche en intégrant cet élément majeur, avec un agenda qui va bien au-delà de 2021.
Des communautés résilientes?
Mais il semble que la vie des communautés n’a pas été affectée sensiblement par le scandale annoncé. Les trois responsables que j’ai interrogés à ce sujet sont formels: «une fois le choc passé, rapidement les choses se sont remises à fonctionner normalement; la plupart des jeunes assistants ne comprenaient pas l’insistance des plus anciens à vouloir sans cesse revenir sur le sujet.» C’est comme si les communautés n’avaient pas laissé le scandale avoir de prise sur elles. Peut-on les qualifier de résilientes? Encore aurait-il fallu qu’elles aient subi un choc traumatique!
C’est peut-être ailleurs qu’il faut regarder pour voir de la résilience. La COVID-19 a pu, curieusement, devenir une aide inattendue dans cette ressaisie des communautés. En effet, la pandémie s’est étendue en mars, quelques semaines seulement après le dévoilement des abus. Les communautés de L’Arche, comme tout le monde, ont dû affronter cette saleté en se pliant, de manière exemplaire, aux règles sanitaires décrétées par les gouvernements qui évoluaient chaque semaine.
Pour les sympathisants externes, ce n’est ni le deuil ni l’enfermement dont ils ont été témoins, mais bien plutôt la vie débordante dans ces groupes de personnes souriantes et véritablement unies dans un combat contre la contamination. Les foyers sont des lieux de vie particulièrement à risque, mais les mesures mises en place et le mode de vie communautaire a certainement facilité la protection contre le virus au point où on ne compte que de rares cas de transmission.
Sans y voir un mal pour un bien, il devient pratiquement impossible de dire comment les choses se seraient passé sans l’obligation de se tenir ensemble pour affronter le vilain virus.
Au-delà d’un personnage, une expérience universelle
Comment comprendre cette chose étrange alors que tant d’autres communautés liées à l’univers religieux, surtout catholique, ont subi de bien plus grands préjudices à la nouvelle de la perversion de leur fondateur? À la différence de celles-ci, le charisme personnel du créateur de L’Arche n’est peut-être pas le fondement des communautés. S’il demeure le visage de L’Arche pour la plupart des gens qui l’ont suivi, lu ou entendu, il en est autrement pour les gens qui y vivent au quotidien.
En réalité, si les communautés ne se sont pas effondrées, selon Louis Pilotte, responsable national pour le Canada, «c’est parce que l’expérience propre à L’Arche est demeurée intacte». Jean Vanier n’a pas «inventé» cette expérience. Il n’est pas non plus le premier à l’avoir vécue, mais sans doute «celui qui a su le mieux mettre des mots sur celle-ci». Et quelle est-elle cette expérience? Il s’agit de la relation de mutualité entre personnes différentes et de statuts asymétriques.
Le philosophe québécois Jacques Dufresne décrit ainsi cette relation unique : «L’Arche est née autour d’une table, autour de la nourriture partagée, dans la convivialité quotidienne.» Pour lui, elle ne devient un mouvement que lorsque ceux qui y sont venus par esprit de charité vivent un retournement «pour prendre conscience que ce sont eux qui ont été libérés.»
Le théologien Christian Salenson, s’adressant à des membres de L’Arche à l’occasion d’une réflexion sur l’identité de ce mouvement, en 2007, leur reflète ainsi ce qu’il a compris:
Vous vous définissez par la rencontre de l’autre. […] Habituellement, des institutions analogues se définissent plutôt par la prise en charge. […] Vous mettez au centre une rencontre qui est souvent considérée comme non-pensable, en rigueur de terme. La rencontre suppose en effet la réciprocité. Or pour qu’il y ait réciprocité il faut qu’il y ait parité entre les termes. […] Force est de constater que la parité nécessaire à une rencontre digne de ce nom ne se donne pas à voir [à L’Arche].Il y a donc un déséquilibre…
Et plus loin il ajoute: «Et vous apportez la « preuve » de la rencontre. Vous dites que les membres de L’Arche dans cette expérience de rencontre sont bouleversés. […] Pour le dire en un mot, cette expérience de rencontre ne vous laisse pas indemne.»
C’est peut-être à ce niveau que l’héritage de Jean Vanier est le plus paradoxal: en ouvrant à d’autres l’occasion de vivre le même bouleversement qui fut le sien, à l’aube de l’aventure de L’Arche, il s’en est, d’une certaine façon, dessaisi au point où des milliers d’assistants venus après lui se sont retrouvés plongés dans cette expérience qui les aura transformés à leur tour.
Précisément, les mots «relations» et «transformation» ont été retenus pour décrire l’identité de L’Arche, accompagnés d’un troisième: «signe». Les relations vécues à L’Arche continuent de transformer les personnes – autant les «assistants» que les membres vivant avec un handicap – qui consentent à s’immerger dans une communauté. Lorsque nous côtoyons ces foyers et ces lieux de vie, ces ateliers de loisirs et de travail, lorsque nous sommes témoins des relations qui s’y vivent, nous ne pouvons qu’y discerner un signe qu’un autre monde est possible, loin de la surconsommation, des luttes de pouvoir et de tout ce qui paraît, finalement, si peu essentiel à la vie humaine.
Moi-même, qui ai vécu dans deux communautés avec ma famille, je considère que c’est l’héritage qui me reste et dont je suis le plus redevable. J’ai dans le cœur ces relations qui m’ont transformé. Oh, pas tant, si on ne considère que l’homme « extérieur » que je donne à voir! Mais au plus profond de moi, je sais que je ne suis rien sans l’autre, que je ne vaux rien sans que l’autre puisse prendre une place au cœur de ce que je suis, que je ne donne rien si je ne sais pas d’abord recevoir de l’autre sa pauvreté, en miroir de ma vulnérabilité primordiale et indélogeable. En vérité, nous ne sommes rien de profondément humain si nous ne laissons pas tous les humains, de toutes les conditions, de toutes les différences, s’infiltrer quelque part en nous au point de rencontrer en nous cette humanité totale. Sans le visage de l’autre, surtout le moins «présentable», je ne peux me connaître en vérité.
Dans un texte signé l’an dernier, je m’inquiétais des effets possibles du scandale révélé. Aujourd’hui, je suis rassuré par mes observations et mes conversations: L’Arche est une expérience profondément humaine, clairement universelle. Non seulement survivra-t-elle à son fondateur, mais parions qu’elle continuera d’inspirer des générations après nous.
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