Près de Grossetto, en Toscane, une communauté catholique de 320 habitants vit selon les préceptes de sobriété et de fraternité des premiers chrétiens.
Quatre kilomètres carrés de bosquets et de coquelicots composent la terre de Nomadelfia, dominant la plaine de Grosseto depuis son versant nord. En y circulant en voiture, l’on y ressent tout d’abord une ambiance de camping, ombragé par d’imposants chênes-lièges et bercé par le chant du coucou.
«La Toscane semble aujourd’hui un doux jardin mais c’est un leurre. La plaine où nous nous trouvons était un lac sous l’Empire romain. Elle est restée marécageuse. Au siècle dernier, les paysans ont vendu leurs terres pour des bouchées de pain afin de fuir la misère et la malaria», retrace Giovanni, 32 ans, du haut du promontoire où se hisse une croix immense «visible de très loin la nuit, comme un phare»; 320 personnes vivent sous sa protection, dont une centaine d’enfants. Le doyen a 88 ans et le plus jeune doit naître d’un jour à l’autre.
Il Popolo Nuovo du père Zeno
Nomadelfia a été pensée et fondée par le père Zeno Saltini. Né dans une famille riche de Modène en 1900, le jeune homme se révolte très tôt face aux inégalités sociales et économiques du système industriel italien. À 14 ans, il refuse de fréquenter les bancs de l’école, réservée, de fait, aux nantis. Son père l’oblige alors à travailler sur ses terres, auprès des parents de ses amis. En 1918, il est appelé par l’armée italienne et intègre la caserne de Florence où il côtoie des jeunes de sensibilités anarchistes et communistes. Très croyant, il doit alors répondre aux invectives cinglantes de ses camarades face aux incohérences de l’Église catholique. Lui-même très critique face à l’inaction du clergé, il décide de rentrer dans les ordres et de «changer le monde: créer un peuple nouveau, sans patron, ni serviteur».
Au cours de sa première messe, en 1931, il présente un jeune à peine sorti de prison comme son fils adoptif. Dans les années qui suivent, il recueille des dizaines d’orphelins de guerre.
«Plusieurs prêtres avaient déjà créé des orphelinats. Mais le père Zeno pensait que plus que d’un lit, d’un radiateur et d’un livre, ils avaient besoin d’une famille et de l’amour d’une mère», relate Giovanni.
En 1941, il est rejoint par Irene, 18 ans, qui – suivant l’exemple de la Vierge Marie – souhaite devenir une mère pour ces enfants sans amour. Ce sera la première d’une longue liste de Mères de Vocation à Nomadelfia. Jusqu’à aujourd’hui, 5 000 jeunes ont été recueillis. «Quand le père Zeno et les mères de vocation se sont installés dans l’ancien camp de concentration de Fossoli en 1946, ils y avait des centaines d’enfants abandonnés. En 1954, lorsque la communauté a déménagé ici près de Grosseto, les Nomadelfi ont décidé d’arrêter de panser les failles de l’individualisme naissant en allant plus loin dans la fraternité.»
Dès lors, la vie commune s’organise non plus en famille maritale, accueillant enfants naturels et adoptifs, mais en unités familiales.
Unités familiales, travail commun et éducation partagée
Nazareth, Cenacolo, Diaccialone, Poggetto, Rosellana, Subiaco, Assunta, Sughera, Beltlem basso, Betlem alto et Bruciata: onze unités familiales réparties sur le site de Nomadelfia. Elles sont composées de trois ou quatre familles nucléaires, ainsi que de célibataires.
«Pour l’harmonie, nous cherchons à ce que chaque groupe soit hétéroclite: des anciens, des jeunes familles avec et sans enfants, des couples plus anciens avec des adolescents, des jeunes en intégration.»
Chaque unité familiale dispose d’une maison commune où l’on trouve une chapelle, une cuisine et un séjour. On y partage tous les repas, ainsi que des soirées autour de jeux de société et du poste de télévision, où les programmes visionnés sont choisis à l’avance par une commission. La nuit, chaque famille rejoint ses appartements individuels. Tous les trois ans, les familles changent d’unité familiale afin de redonner une énergie nouvelle à la communauté.
«Désormais, nous n’accueillons plus d’orphelins de guerre, mais des jeunes en situation difficile dont la garde a été retirée aux parents. Si les autorités de Nomadelfia demandent à une famille d’adopter un enfant, elle ne peut pas refuser. L’accueil fraternel est notre mission sacrée», affirme Marco.
L’éducation des enfants est partagée. «Tous les membres de l’unité sont des figures parentales. Quand tu rejoins Nomadelfia, il faut être prêt à voir tes enfants grondés par d’autres adultes.»
Nomadelfia assure l’éducation de ses enfants de 3 à 18 ans grâce à une école parentale. Le matin, les enfants assistent aux apprentissages classiques. L’après-midi, ils pratiquent un instrument, dansent ou font du sport. L’été, le bus de Nomadelfia les emmène à la plage ou la montagne. «Chaque année, les enfants partent en tournée avec un spectacle de danse traditionnelle. Mon fils de 11 ans a vu plus de pays que moi. Ils ont parcouru presque toute l’Italie», insiste Marco.
Chaque membre de Nomadelfia participe aux tâches selon ses possibilités. «Même les plus âgés peuvent continuer à aider s’ils le souhaitent, nous ne les mettons pas au rebut dans des maisons de repos.» Les adultes, eux, ont un emploi fixe, dont une grande partie au sein de l’exploitation agricole. Nomadelfia produit en effet son vin, son fromage, son huile d’olive, ses fruits et légumes. La communauté est quasiment autonome, à l’exception regrettée du blé. Les membres de Nomadelfia officient également dans les locaux administratifs, à l’école, les cuisines et les ateliers d’entretien ou de recyclage des vêtements.
Nomadelfia est une association légale. Elle bénéfice de financements extérieurs, principalement venus des dons de fidèles, de la vente de ses excédents de production en vin et fromage aux visiteurs mais aussi de contributions étatiques pour les familles d’accueil d’enfants placés. Les visiteurs qui le souhaitent peuvent aussi offrir une contribution pour leur séjour. Au sein de la communauté, l’argent n’existe presque pas. Les Nomadelfi doivent demander un peu d’argent de poche au Président pour profiter d’une rare sortie. Les vivres sont répartis de façon proportionnelle dans les familles et tous respectent le principe de sobriété alimentaire et vestimentaire.
«Organiser la vie de 300 personnes demande un labeur constant. Nous cherchons tout de même à conserver un rapport sain vis-à-vis du travail. Les horaires sont pensés par rapport au rythme des familles. Tous retournent manger chez eux le midi. Les tâches les plus ingrates – comme les vendanges ou la traite matinale des bêtes – sont partagées entre tous», explique Giovanni.
Afin de répondre aux failles d’un système capitaliste monotâche, la communauté laisse la possibilité à chacun de changer d’emploi quand il le souhaite. «J’ai longtemps été responsable de l’accueil des visiteurs, mais j’ai d’importants problèmes d’articulations. J’ai donc demandé à travailler à la crèmerie car les positions me conviennent mieux. C’est toujours stimulant de découvrir un nouveau métier.»
La foi avant tout
Au-delà des temps de catéchèse, dispensés pour enfants et adultes, la pratique de la foi est libre. La messe quotidienne n’est pas obligatoire. Seule la messe dominicale et les fêtes requièrent la présence de tous. Pourtant, la religion se retrouve dans toutes les facettes du quotidien de Nomadelfia.
«C’est notre liant. Le parcours spirituel de chacun est plus ou moins intense mais il est indispensable. Toute personne qui nous rejoint doit sentir cette dévotion. La plupart des communautés athées échouent au bout de quelques années car elles n’entrent pas en unité. Nomadelfia, par la volonté de Jésus, est un seul et même être spirituel», scande Giovanni.
Nomadelfia est ouvert à tous. Après plusieurs séjours chaque fois plus longs, le postulant entreprend un parcours d’intégration de trois ans. Une fois accepté dans la communauté, il en fait partie à vie et devient un Nomadelfo. Les jeunes de 18 ans, qu’ils soient nés dans la communauté ou non, doivent aussi passer par ce parcours initiatique.
«La plupart partent pour étudier ailleurs mais reviennent lorsqu’ils se rendent compte que la vie est très dure dans le monde consumériste.» Arrivé à 12 ans avec ses parents, Giovanni a lui-même quitté la communauté pendant quatre ans pour étudier la philosophie et les sciences politiques. «J’avais besoin d’apprendre à penser par moi-même. Mes études me servent encore puisque Nomadelfia est en soi un projet politique.» La vie commune est organisée en démocratie directe. Un président et deux-vices présidents, ainsi que trois juges, sont élus à l’unanimité tous les quatre ans.
Marco travaillait lui dans le Piémont, comme gérant d’un supermarché. Il a décidé d’intégrer Nomadelfia avec sa femme et ses deux enfants il y a près de trois ans. Selon lui, ce qui attire le plus les nouveaux arrivants, c’est l’absence d’argent et la recherche constante d’égalité.
«Ici, les noms de famille ne comptent pas, même au cimetière. Les prêtres vivent dans des unités familiales et participent comme tous. Certes, nous avons fait un choix de vie radical. Cela a été plus dur pour mon épouse, car les femmes restent plus au sein de l’unité que les hommes. Ce sont elles qui sont responsables, à tour de rôle, de la cuisine et de la garde des plus jeunes enfants.»
Le père Zeno est décédé en 1981. Tout en fondant son écosystème, la communauté ne s’est pas coupée du monde. Le rêve de Giovanni est que Nomadelfia soit une graine pour que naissent d’autres projets similaires. «Nous voulons montrer que, même au XXIe siècle, nous pouvons vivre selon l’Évangile. La société capitaliste a failli car les hommes n’ont pas réussi à rester fraternels.»
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