La nouvelle traduction en français du Notre Père entre en vigueur au Canada le 2 décembre, à l’occasion du premier dimanche de l’Avent. Le passage «ne nous soumets pas à la tentation» est abandonné au profit de «ne nous laisse pas entrer en tentation». Cette nouvelle version est plus fidèle au texte grec d’origine, mais elle témoigne aussi d’une évolution théologique et liturgique.
«Avec « ne nous soumets pas à la tentation », on avait des plaintes disant que c’est comme si c’est Dieu qui nous soumet à la tentation. En disant « ne nous laisse pas entrer », nous sommes plus proche de ce que Jésus dit», explique Mgr Serge Poitras, membre de la Commission épiscopale de liturgie et des sacrements du Secteur français de la conférence épiscopale canadienne.
Bien que le phénomène ne soit pas chiffré, plusieurs experts croient que la formulation qui était en vigueur depuis 1966 créait de la confusion chez les fidèles.
«Beaucoup de personnes ne comprenaient pas. C’est Dieu qui nous tente? Il aurait fallu rajouter un mot: ne nous soumets pas au pouvoir, ou à la force de la tentation. Car c’était l’idée. Mais ça n’a pas été dit comme ça», rappelle Mgr Poitras.
L’évêque de Timmins représente aussi le Canada à la Commission épiscopale internationale francophone pour les traductions liturgiques, celle-là même qui a eu le mandat de répondre à la demande du Vatican, au début des années 2000, de refaire la traduction liturgique en français. Ce travail de moine, qui a vu l’adoption d’une nouvelle traduction liturgique officielle de la Bible en 2013, pourrait déboucher en 2019 sur l’adoption de la nouvelle traduction du Missel.
Au Canada, la Conférence des évêques catholiques (CECC) espérait introduire le nouveau Notre Père en même temps que le nouveau Missel dès cette année, mais a finalement décidé de suivre la tendance dans la francophonie, alors que la France, la Belgique, le Bénin et la Suisse romande ont déjà commencé à utiliser la nouvelle formule du Notre Père.
Le Secteur français de la CECC a donné son aval le 24 septembre dernier à l’introduction au nouveau Notre Père avant la fin de l’année. Les Canadiens francophones qui suivent les célébrations dans un livret Magnificat – édité en France – ou qui suivent des messes télévisées en provenance d’Europe constatent déjà ce changement. D’ici quelques semaines, les paroisses canadiennes verront apparaître le changement dans le livret Prions en Église.
Tenir compte des relations œcuméniques
Celui qui fut directeur de l’Office national de liturgie – un organe lié à la CECC – de 2002 à 2013, l’abbé Gaëtan Baillargeon, rappelle que la traduction qui était utilisée depuis 1966 a toujours suscité beaucoup d’insatisfaction.
«C’est celle qu’on appelait la traduction œcuménique. Mais des communautés orthodoxes francophones ne l’utilisaient même pas, par exemple», dit-il.
Il précise qu’il a fallu tenir compte des relations œcuméniques avant d’avaliser la nouvelle traduction. C’est en partie ce qui a retardé son adoption au Canada.
«L’Église catholique a choisi unilatéralement de changer le Notre Père, alors que l’ancienne formulation avait été faite de concert avec les autres Églises chrétiennes. Il y a eu des réactions tout à fait justifiées des autres Églises, en particulier en Suisse. Il a fallu que l’Église catholique accepte d’entrer en dialogue avec les autres Églises sur cette question. En Suisse, l’implantation s’est faite en accord avec les autres Églises chrétiennes», explique-t-il. «Au Canada, le dossier a mis du temps à cheminer. Si bien que le Conseil canadien des Églises ne s’est prononcé que l’été dernier sur ce sujet. Le délai ne venait pas uniquement du côté protestant: le dossier a aussi cheminé lentement à la CECC.»
L’abbé Baillargeon regrette que la décision prise en septembre par la CECC n’ait été communiquée qu’à la toute fin du mois d’octobre. «Ça n’aide pas à préparer le terrain», reconnait-il.
Depuis quelques semaines, les diocèses catholiques canadiens où le français est en usage s’affairent à expliquer le changement.
«En utilisant le verbe entrer, la prière fait référence à Jésus au jardin de Gethsémani: ‘Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation’ (Mt 26, 41). Ainsi, l’idée reprise du terme grec est celui d’un mouvement, comme on va au combat: un combat spirituel», détaille par exemple l’archidiocèse de Sherbrooke.
Dans un message adressé à ses diocésains au début du mois de novembre, l’évêque de Nicolet, Mgr André Gazaille, estime que la nouvelle version «traduit mieux l’esprit de la prière enseignée par Jésus à ses disciples».
«Dans la lettre de saint Jacques, il est dit clairement: « Dans l’épreuve de la tentation, que personne ne dise: ‘Ma tentation vient de Dieu’, Dieu, en effet, ne peut être tenté de faire le mal, et lui-même ne tente personne » (Jc 1,13). La nouvelle formulation du Notre Père est donc moins susceptible d’induire une fausse compréhension, puisque l’expression ‘ne nous laisse pas entrer en tentation’ écarte l’idée que Dieu lui-même pourrait nous y soumettre», dit-il.
Se rapprocher du texte grec
Évangiles grecs en main, le professeur Alain Gignac, directeur de l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal et spécialiste du Nouveau Testament, explique que le passage, tant chez Matthieu que chez Luc, peut se traduire littéralement par «ne nous laisse pas entrer en direction de la tentation». La prière du Notre Père qui nous est parvenue emprunte à ces deux évangiles.
«À l’origine, c’est une tradition orale qui n’est ni de Luc, ni de Matthieu. Qui dit origine, dit insaisissable. D’abord en araméen, puis traduit en grec, puis en latin, le Notre Père que nous disons aujourd’hui puise chez les deux évangélistes», précise-t-il, soulignant que cette prière attribuée à Jésus comporte plusieurs différences d’un évangile à l’autre.
«Chez Luc, « que ta volonté soit faite » n’est pas là. « Notre Père qui es aux cieux », c’est un araméisme de Matthieu. Chez Luc, on dit juste « Père ». Matthieu dit « remets-nous nos dettes comme nous remettons nos dettes à nos débiteurs », tandis que Luc parle de « nos péchés ».»
Le professeur accueille positivement la nouvelle traduction tout en rappelant ses limites: «Le Notre Père qui sort de la bouche de Jésus, il faut renoncer à le retracer.»
Les prières de la messe, note Mgr Poitras, empruntent à diverses langues. Certaines viennent de l’hébreu (alléluia), d’autres du grec (kyrie) et d’autres encore du latin, qui demeure la langue officielle de l’Église. Pour la traduction des textes provenant de la Bible, les liturgistes tiennent compte des versions d’origine, mais aussi de la sonorité d’un texte fait pour être proclamé et entendu. «On est quand même à une certaine distance du texte évangélique. On est dans une construction théologique finalement», convient l’évêque de Timmins.
Un langage pour les fidèles
La modification du Notre Père est donc plus qu’une affaire linguistique: elle concerne directement la participation des fidèles lors des célébrations. À cet égard, la liturgiste Marie-Josée Poiré indique que deux des grands objectifs de toute liturgie demeurent la participation active des fidèles et leur bien spirituel, des principes ancrés dans Sacrosanctum concilium (1963), l’une des constitutions conciliaires de Vatican II.
«La liturgie construit la foi. Mais si une assemblée n’arrive à parler la langue liturgique, sa foi sera-t-elle développée? On est dans un jeu de tensions», dit-elle. «La liturgie aujourd’hui, il faut l’admettre, ne parle plus la langue de la majorité. Alors il faut avoir un souci de participation liturgique, pour que les gens ne soient pas que des assistants, mais des participants.»
Elle explique qu’avec l’adoption par Jean-Paul II de l’instruction Liturgiam authenticam en 2001, les possibilités d’adaptation de la liturgie perdaient en marge de manœuvre par rapport aux décennies précédentes. D’ailleurs, elle précise que ce n’est pas étranger au fait que tous les groupes linguistiques ont vécu des tensions avec Rome au sujet des traductions liturgiques ces dernières années. Mais avec la publication du motu proprio Magnum principium par le pape François en 2017, les liturgistes ont soudainement senti que Rome «voulait redonner de l’air aux groupes linguistiques».
Le Notre Père et l’imaginaire sur Dieu
Mme Poiré, qui est responsable de parcours de formation liturgique et sacramentelle destinés aux diocèses catholiques canadiens, croit que l’adoption de la nouvelle formulation du Notre Père peut devenir l’occasion de prendre du recul et de réfléchir au statut que revêt cette prière pour les chrétiens.
«Le Notre Père construit un imaginaire sur Dieu. Un passage comme celui-là [ndlr: ‘ne nous laisse pas entrer en tentation’] peut être occasion d’une réflexion en communauté ou en famille sur le visage de Dieu qui est sous-jacent à cela», croit-elle. «Je suis sidérée par les traces que laissent des discours sur Dieu qui, pourtant, ne sont plus actuels. On touche à l’imaginaire et à la culture, à la transmission. Est-ce que l’image d’un Dieu qui veut tenter ses enfants rejoint ce que veut annoncer l’Évangile? Cet enjeu peut paraître banal, mais ce n’est pas un détail car on la répète et elle vient modeler notre image de Dieu. La ritualité construit la personne. Le Notre Père vient construire notre foi et notre manière de vivre notre foi.»
Est-ce à dire que cette évolution linguistique confirme une volonté affirmée par l’Église de s’éloigner de l’image d’un Père courroucé et juge?
«Il y a peut-être un peu de ça», reconnait l’abbé Gaëtan Baillargeon. «Il y a quelque chose de la purification d’une certaine image de Dieu. S’agit-il d’une atténuation du visage de Dieu? Si le visage était erroné, pourquoi pas…»
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