Le cardinal Paul-Émile Léger fascine encore. Le flamboyant archevêque de Montréal est décédé il y a 25 ans, le 13 novembre 1991. Prince de l’Église orgueilleux pour les uns, humble missionnaire visionnaire pour les autres, le premier cardinal de Montréal continue d’alimenter les discussions, alors que son héritage passe tranquillement des mémoires à l’histoire.
Dimanche dernier, l’archidiocèse de Montréal et L’Œuvre Léger soulignaient sobrement l’anniversaire de son décès à la cathédrale Marie-Reine-du-Monde. Pour l’occasion, la crypte des évêques – où il repose – était accessible au public toute la journée. Médiatiquement, l’événement est largement passé sous silence. Rien à voir avec la couverture intensive et quasi-dithyrambique à laquelle il a eu droit de son vivant.
Ce prêtre du diocèse de Valleyfield, ancien missionnaire au Japon, est nommé archevêque de Montréal en 1950 pour succéder à Mgr Joseph Charbonneau, cet évêque trop dérangeant qui avait osé prendre la défense des grévistes d’Asbestos en 1949. Connu et apprécié du pape, Paul-Émile Léger arrive à Montréal comme l’homme de Pie XII. Trois ans plus tard, Mgr Léger est fait cardinal. Lui qui a connu la splendeur et la démesure de l’Église préconciliaire revient au Québec et prononce ce qui demeure sa phrase la plus célèbre: «Montréal, ô ma ville, tu as voulu te faire belle pour recevoir ton pasteur et ton prince».
L’actuel archevêque de Montréal, Mgr Christian Lépine, était enfant lorsque Paul-Émile siégeait sur la cathèdre montréalaise. «J’ai entendu parler de lui par les gens. Je l’ai connu par son impact», indique Mgr Lépine en entrevue.
«Le monde entend certaines anecdotes. Mais je ne pense pas que ça obscurcit pour eux l’homme de prière ou de solidarité qu’il était. Avec le sourire, on évoque souvent cette phrase du ‘prince’. Mais je ne pense pas que ça voile la valeur de l’homme, tout ce qu’il a pu donner. On agit avec nos limites et nos grandeurs. Chose certaine il a servi. Avec ses forces et ses faiblesses», analyse Mgr Lépine.
La prière et la solidarité
Comme bien des Montréalais de son âge, son contact avec le cardinal Léger a d’abord eu lieu via la radio, lors du chapelet en famille, dans les années 1950. «Il y a toute une génération qui a connu le cardinal par le fait de prier en famille.» Mgr Lépine garde de vifs souvenirs de ces moments passés avec ses proches, entre 6 et 10 ans, à prier avec le cardinal. «Le fait d’être ensemble, en famille, a marqué ma vie. Dans mon approche, j’ai toujours retenu que lorsque des enfants voient prier leurs parents, c’était une école de prière.»
C’est plus tard qu’il a eu connaissance des œuvres de charité du cardinal. «Il avait une inventivité pour poser des gestes de solidarité avec les malades et démunis. Ça l’a accompagné. On entendait parler de la grande corvée du cardinal. Il avait fondé un foyer de charité pour les gens en déficience d’autonomie. Il aurait pu dire ‘je laisse ça aux autres’, mais il a toujours voulu s’engager», indique Mgr Lépine, mentionnant au passage son engagement en Afrique et la mise en place d’une fondation aujourd’hui appelée L’Œuvre Léger. «Cette main tendue aux pauvres et malades est une constante de toute sa vie.»
L’archevêque de Montréal est bien conscient que son prédécesseur demeure encore associé à l’Église triomphante. «Il est identifié à cette époque, mais n’y est pas enfermé. Son souci pour la prière et la solidarité a été présent jusqu’à son décès en 1991. Son héritage s’est stabilisé en termes des valeurs qu’il a vécues comme archevêque, mais ses valeurs de solidarité n’ont jamais cessé de se transmettre. C’est un héritage sobre, mais profond pour les gens», croit l’archevêque.
Le talent et la gloire
«Et ton pasteur!» Dans les bureaux diocésains, l’abbé Robert Gendreau, insiste sur ces mots souvent tronqués lorsqu’il est question de la célèbre phrase. Car de multiples versions de cette phrase circulent dans la tradition orale québécoise. Des versions qui, souvent, laissent tomber ce détail. «Il s’est morfondu toute sa vie pour qu’on ajoute ‘pasteur’», précise le directeur du Service de pastorale liturgique de l’archidiocèse de Montréal.
L’abbé Gendreau – un homme formé en théâtre – est fasciné par le don de la parole «absolument extraordinaire» de Paul-Émile Léger. «Je ne connais personne qui avait un don comme ça. Ça arrive une fois par siècle, par pays. C’était un orateur phénoménal. Ce qu’il disait résonne encore dans ma tête», dit-il.
Mais cette fascination ne l’empêche pas d’avoir un recul critique au sujet de cet homme «ambigu, pas facile à cerner». Selon lui, pour comprendre le cardinal Léger, il faut comprendre la relation «exceptionnelle» qu’il avait développée avec le pape Pie XII, à l’époque où Léger était recteur du Collège canadien à Rome.
«Quand Pie XII meurt en 1958, Léger meurt un peu. Comme s’il perdait son père», affirme l’abbé Gendreau. Selon lui, même si le cardinal montréalais a participé au concile Vatican II et y a apporté des idées considérées comme progressistes avec son équipe de théologiens, il n’est jamais réellement parvenu à sortir d’une mentalité ecclésiale préconciliaire et était davantage dans la mouvance de Pie XII que de ses successeurs Jean XXIII et Paul VI.
«Mais le besoin du changement dans l’Église était authentique. Les théologiens au Québec travaillaient beaucoup là-dessus. Alors Léger va à Rome [pour le concile] avec ses théologiens de Montréal. Ils ont suggéré à Léger de vraiment apporter quelque chose de révolutionnaire, concernant l’engagement des fidèles. Il a trouvé cela audacieux, même s’il ne comprenait pas complètement la portée. Ça a eu un immense succès au concile. À partir de ce moment-là, il a aimé faire des coups d’éclat. Il était un homme de gloire et d’éclat», dit-il.
De retour à Montréal, les mutations du Québec le rattrapent. Il cherche à montrer qu’il est ouvert à une certaine modernité, mais semble dépassé par la nouvelle réalité sociale. À cela s’ajoutent la difficulté à occuper ce poste tout en traversant des épisodes dépressifs. Il quitte son poste d’archevêque à la fin de 1967 et part comme missionnaire au Cameroun.
Dans un contexte où il ne semblait plus être l’homme de la situation à Montréal, «Léger a eu le flair: il savait que cela allait entraîner une nouvelle gloire. La sienne, et celle de l’Église», indique l’abbé Gendreau.
Il voit néanmoins en lui une figure marquante de l’histoire du Québec, dont l’héritage mérite d’être apprécié et resitué. «Il montrait comment le Québec peut faire de grandes choses. Quand il a quitté Montréal, le Québec connaissait une nouvelle ouverture sur le monde. Il nous a préparés à ça. Je le respecte. On est devenus adultes avec lui. C’était un homme de son temps. Mais pas un visionnaire», dit-il.
Un Kid Kodak, de la gloire à l’humilité
Aujourd’hui à la retraite, l’abbé Pierre Gonneville a été le secrétaire du cardinal entre 1961 et 1963. Il soutient qu’il a beaucoup appris au contact de Paul-Émile Léger, qu’il décrit comme un homme «généreux», «agréable», qui avait envers lui une sollicitude paternelle.
«J’ai vu plus loin que les attitudes, j’ai vu la bonté de son cœur. Il m’a fait connaître le diocèse de Montréal. Nous allions dans les paroisses, les clubs sociaux, donner des conférences dans des hôtels chic. C’était la vedette de l’époque. Mais un peu trop», dit-il en riant, rappelant que certains le surnommaient «Kid Kodak».
«Il a été dépassé par la nouvelle mentalité du Québec. Il avait perdu contact avec les gens de chez-nous. Il se sentait un peu perdu dans ce milieu-là. Dans ses dernières années, il me disait, avec sa langue colorée: ‘avant je franchissais les montagnes. Maintenant, un grain de sable me paralyse’. Il voulait souligner qu’il ne savait plus comment réagir», explique l’abbé Gonneville.
«Ça fait plus que trente ans que les gens ne l’ont pas connu. C’est toute une génération. Il est inconnu pour les plus jeunes. Les plus vieux l’associent au souvenir d’une époque où l’Église était davantage portée sur l’extériorité. Alors qu’aujourd’hui, on revient davantage aux fondements de l’Évangile. Il était trop voyant, mais ça répondait au besoin de l’époque. Il s’est effacé progressivement, est devenu plus humble», confie l’ancien secrétaire. Malgré tout, pour lui, «c’était un grand homme, et un grand pasteur.»
Un homme en mission
Charles Mugiraneza est responsable des programmes Afrique de L’Œuvre Léger. Après avoir renoncé à son poste d’archevêque de Montréal, Paul-Émile Léger a, entre 1967 et 1979, aidé à développer des cliniques, des hôpitaux, des écoles et des orphelinats dans plusieurs pays d’Afrique.
Depuis les premières œuvres du cardinal au Cameroun, la présence de l’organisme s’est élargie à l’Éthiopie, au Burkina Faso, au Kenya et au Mali. L’organisme travaille aussi au Québec, en Asie et en Amérique latine.
«Sur le plan international, il a laissé un héritage important. Il a été visionnaire. À son époque, la coopération internationale consistait à aider les petits pauvres. Mais ça a évolué: au lieu de donner le poisson, on donne l’hameçon. Lui, il était déjà dans cette logique-là, et voulait aider les gens à se prendre en charge eux-mêmes», explique le travailleur humanitaire d’origine rwandaise qui habite au Québec depuis vingt-six ans.
M. Mugiraneza explique que plusieurs donateurs à la fondation restent attachés à la figure du cardinal Léger. «Il est encore dans le subconscient des Québécois», assure-t-il.
«Les gens de 50 ans et plus le connaissent et parlent encore de lui. Ils font encore le lien avec lui. Ça, c’est au Québec. Maintenant, dans un pays comme le Cameroun, il est encore plus vivant qu’ici. Il m’est arrivé ici, et là-bas, de rencontrer des Camerounais qui me parlent du cardinal et qui me disent : ‘je suis allé à l’école grâce à lui’, ou ‘tel membre de ma famille a été soigné grâce à lui’», raconte celui qui se rend au Cameroun chaque année pour L’Œuvre Léger. Sur place, il voit encore de nombreuses photos du cardinal Léger et constate qu’il subsiste un engouement pour l’ancien archevêque de Montréal.
S’il n’a pas connu personnellement le cardinal Léger, il reconnait que les Québécois entretiennent une relation ambiguë avec le personnage. S’il n’exclut pas totalement qu’il ait pu apprécier le prestige qu’apportait son engagement en Afrique, il croit surtout que c’était sa manière de remplir autrement sa mission.
«L’amour du prochain, c’était quand même sa mission. Pour moi, [ce qu’il a fait en Afrique] était l’action qui concrétisait sa mission.»