Les fermetures de la Faculté de théologie et d’études religieuses de l’Université de Sherbrooke (2015) et celle de la Faculté de théologie et des sciences des religions de l’Université de Montréal deux ans plus tard ont été ressenties comme de véritables séismes dont les secousses se font encore sentir. Ces décisions académiques ont à la fois précarisé la présence de la religion comme objet de recherche universitaire et permis l’ouverture de centres d’études du religieux contemporains d’où rayonne une pléthore de chercheurs qui explorent de nouveaux champs d’expertise dans l’étude du religieux. Or, ces derniers sont toujours à la recherche d’une reconnaissance, d’une légitimité de la part de leurs collègues universitaires qui jettent un œil suspect sur leurs recherches.
«Il y a là un certain paradoxe stimulant», lance le professeur Jean-Philippe Perreault, de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval. Ce dernier a codirigé l’ouvrage collectif de 677 pages intitulé Étudier la religion au Québec. Regard d’ici et d’ailleurs paru plus tôt cette année.
«Le champ est dynamique, poursuit-il. Cependant, on s’inquiète de la place institutionnelle que l’on accorde à l’étude du religieux. En effet, c’est préoccupant que des Facultés ferment. Même si la relève est prise par des instituts, il y a une précarisation de l’étude du religieux, car les universités sont toujours guidées par une logique économique qui menace non seulement l’étude de la religion, mais également les plus petits programmes comme les sciences humaines en général.»
Le professeur Perreault insiste. «C’est une chose de fermer [des facultés] et de lancer autre chose. Mais qu’elle sera la pérennité de ce qui a été lancé? Parce que dans l’écosystème universitaire, une faculté c’est une forme d’autonomie.»
Bien que la pérennisation de ce champ de recherche particulier ne soit pas encore garantie, cela ne l’empêche pas de se développer grande vitesse. Malgré leurs jeunesses relatives, les sciences des religions ont le vent dans les voiles. Une multitude de projets de recherche sont actuellement subventionnés. Jamais le religieux n’a-t-il été autant ausculté, morcelé même.
Pourtant, Jean-Philippe Perreault est inquiet.
«Parce qu’il n’y a plus de facultés et de départements qui se consacrent uniquement à l’étude de la religion dans sa globalité, les chercheurs vont l’étudier dans d’autres domaines, par exemple, en droit où on va parler des accommodements à la Charte des valeurs. Si le chercheur s’intéresse à la liberté religieuse, il s’intéresse à la religion évidemment, mais il est surtout concerné par la liberté en général et par la liberté d’expression en particulier. Il peut consacrer ses recherches sur le patrimoine et sa conservation. Mais est-ce que le religieux n’est que cela? C’est une partie de cela. Le danger du morcellement c’est de perdre la vision globale sur le religieux. Le danger, c’est d’en arriver au point que le religieux lui-même soit une espèce d’impensé.»
Cette inquiétude est également partagée E-Martin Meunier, professeur titulaire à l’École d’études sociologiques et anthropologiques de l’Université d’Ottawa.
«Peut-on étudier la religion en elle-même au Québec? En elle-même, cela veut dire quoi? Cela veut dire pour rien d’autre, par curiosité. Pour l’étudier comme elle est, comme un objet.»
Selon le sociologue de l’Université d’Ottawa, ce morcellement de l’étude du religieux s’explique, en partie du moins, par le fait que les universitaires qui étudient ce champ sont considérés par leurs pairs comme suspects.
«Comment les chercheurs et les chercheuses réagissent-ils à cette espèce de doute que les gens peuvent avoir? Ils ont tenté de faire de l’étude du religieux une œuvre utile au lieu d’une œuvre contemplative, c’est-à-dire regarder l’objet tel qu’il est, comme on le ferait avec n’importe quel autre objet. Ils ont tenté de répondre à une demande sociale. Cette demande sociale est venue dans le passé de la sociologie pastorale, avec l’Église, qui demandait: ‘Est-ce qu’il y a encore des croyants? Combien de monde va à la messe?’ D’une certaine façon, la sociologie des religions était adjudante à l’Église. C’était presque une science pastorale. Ne serait-on pas passé à une science des religions au service de l’Église à une science des religions au service de l’État?»
Pour le sociologue, cette demande sociale a pris diverses formes depuis 40 ans. «Avant l’an 2000, il y a eu les sectes parce que les gens craignaient leur emprise sur la jeunesse. À partir de l’an 2000, cette demande sociale s’est concrétisée autour de l’islam et de la gestion étatique du religieux. On cherchait à mieux gérer le pluralisme.»
Une recherche empirique lui a d’ailleurs permis de constater qu’entre 2008 et 2017 le Conseil de recherches en sciences humaines et le Fonds québécois pour la recherche Société et Culture ont consacré «plus de 50% des bourses ainsi que des projets de recherche à la gestion étatique du religieux. Cela veut dire que ce sont des projets qui touchent au rapport à l’État.»
E-Martin Meunier se désole de cette situation.
«Je trouve cela dommage que l’on doive en quelque sorte faire science utile pour pouvoir faire science. Au fond, c’est comme si on payait un tribut à l’entrée que les autres n’ont pas nécessairement à payer. On peut être un chercheur moléculaire fondamental, mais est-ce que cela est possible d’être un chercheur du religieux fondamental? Combien y a-t-il de théoriciens de la religion en philosophie, en sciences de la religion, en sociologie, par exemple? S’il y en a si peu, c’est peut-être parce qu’il n’y a pas véritablement d’accent qui est mis là-dessus.»
Pourquoi? Jean-François Perreault avance une réponse.
«Lorsque nous faisons la recension des projets de recherches subventionnés dans les dernières années autour du religieux il y a beaucoup eu du religieux des marges, extraordinaires, minoritaires, du religieux qui en soit sont très intéressants parce que cela nous permet de penser le sens. On comprend que lorsque nous faisons une demande de subvention il faut être entendu et l’extraordinaire est toujours plus vendeur, toujours plus sexy. Alors que la religiosité du centre, la religiosité des Québécois de manière très large, la persistance du catholicisme culturel, de la quête de sens, par exemple, sont plus difficilement saisissables, car les manifestations sont plus difficiles à observer, à moins de prendre un groupe ou une mouvance en particulier.»
«Mais la religiosité du centre est plus vaseuse, c’est plus difficilement observable, et donc, c’est plus difficile à vendre comme projets de recherches.»
Une autre explication réside dans le rapport entretenu par les Québécois avec la religion.
«Lorsque l’on consulte les données de Statistiques Canada, les Québécois ont toujours la palme lorsqu’on leur pose la question: ‘Est-ce que la religion est importante dans votre vie?’ C’est toujours eux qui accordent une importante moindre. Cela a des effets à long terme sur le rapport que l’on a au religieux comme personne», souligne E-Martin Meunier.
Le chercheur avance également que ceux qui travaillent dans le monde universitaire, pour le Fonds québécois pour la recherche Société et Culture ou encore pour le Conseil en sciences humaines du Canada vont, comme les autres Québécois, avoir moins d’intérêts face au phénomène religieux.
Moins pertinent… et moins scientifique, précise-t-il.
«Je sens, je pressens qu’au fond il y a un non-dit voulant que les sciences des religions soient vues comme des sciences qui ne sont pas tout à fait académiques ou homologuées comme scientifiques chez plusieurs.»
Les deux chercheurs demeurent toutefois optimistes quant à la présence du religieux au sein des universités, d’autant que celui-ci est en permanente évolution et qu’il ne cesse de poser à l’État et à la société des questions inédites.
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