Bibliste féru de musique rock et heavy metal, Francis Daoust est directeur général de la Société catholique de la Bible (SOCABI). Il prépare un livre qui portera sur la figure du diable dans la Bible et la culture d’aujourd’hui. L’occasion de parler cornes et fourche à l’approche de l’Halloween.
Présence: Dans quelle mesure le diable qu’on retrouve dans notre culture populaire ressemble-t-il au diable biblique?
Francis Daoust: Les représentations du diable que nous avons aujourd’hui sont habituellement très différentes de ce qu’on retrouve dans la Bible. Ce que nous avons de nos jours est un amalgame de personnages, d’idées et de croyances qui ont été fusionnés avec le temps en une seule figure. Et on continue de le faire aujourd’hui dans la culture populaire en ajoutant encore plus de traits à ce personnage composite. De nos jours, certaines œuvres littéraires, cinématographiques ou musicales s’inscrivent bien dans ce long développement progressif, alors que d’autres s’avèrent être de pures créations originales.
Que reste-t-il de la part réellement redevable à la Bible?
Il faut d’abord savoir que l’Ancien Testament, qui compose environ 80% de la Bible, ne parle jamais réellement du diable. Cette première partie de la Bible raconte l’histoire du peuple d’Israël et du développement progressif de sa relation avec Dieu. Infidèle à plusieurs époques, ce peuple a fini par découvrir que son Dieu ethnique était en fait le seul Dieu, tout-puissant et créateur de l’univers tout entier. Dans ce contexte, l’idée qu’il pourrait exister un personnage surnaturel, doté de pouvoirs indépendants et pouvant s’opposer à Dieu est tout simplement insensée, voire ridicule.
On retrouve cependant dans l’Ancien Testament plusieurs noms qui seront plus tard associés au diable : Satan, Belzébuth, Lucifer, Bélial et Azazel. Mais aucun de ces noms ne désigne un chef des forces du mal dans l’Ancien Testament lui-même. Ils décrivent plutôt, respectivement, un avocat de la cour céleste, une divinité étrangère, la planète Vénus, un vaurien et un bouc émissaire.
Il est cependant important de savoir que durant les périodes perses et grecques de l’histoire du peuple hébreu (du IVe au Ie siècle av. J.-C.), s’est développée une importante littérature juive parabiblique, c’est-à-dire une littérature de style biblique, mais qui ne fut pas intégrée dans le canon des Écritures, par la grande majorité des juifs et, plus tard, des chrétiens. Or, dans cette littérature dite apocryphe, la figure du diable est omniprésente. Le livre d’Hénoch (IIIe-Ier siècles av. J.-C.), par exemple, raconte l’histoire de 200 anges déchus et de leurs interactions avec les humains. Le livre des Jubilés (IIe av. J.-C.), reprend le récit de la Genèse, mais y insère un nouveau personnage, Mastemah, qui est responsable de toutes les actions mauvaises. Dans les manuscrits de la mer Morte (IIIe av.-Ier ap. J.-C.), Bélial devient le chef des forces des ténèbres, opposé au Prince de lumière.
Nous remarquons donc deux choses.
D’abord, que nous avons encore plusieurs personnages différents qui jouent des rôles variés. Ensuite, qu’il y a aussi une différence entre ce qui fascinait ou divertissait les juifs (ce qu’on retrouve dans la littérature apocryphe) et ce qu’ils retenaient comme régulateur de leur foi (ce qu’on retrouve dans la Bible hébraïque et la Septante).
Notre représentation actuelle du diable serait en bonne partie attribuable à la Perse?
L’apparition d’un chef des forces du mal dans la littérature juive de l’époque est vraisemblablement une influence perse, car le mazdéisme (aussi appelé zoroastrisme) était une religion duelle où deux divinités étaient opposées: Ahura Mazda et Angra Mainyu, la première étant bonne et l’autre, mauvaise. On doit d’ailleurs à la religion perse plusieurs idées qui ont été intégrées au judaïsme et au christianisme, telle que la croyance aux anges et le partage des morts entre le ciel et l’enfer.
Et qu’en est-il des livres néotestamentaires?
On commence à assister dans le Nouveau Testament à une fusion des personnifications du mal autour de la figure du diable. Le terme grec diabolos signifie «séparateur» et décrit bien le rôle joué par ce personnage dans le Nouveau Testament: celui de séparer la personne de Dieu. On le voit par exemple dans le récit de la tentation de Jésus au désert, où il tente d’éloigner de Dieu celui qui, peu de temps avant, lors du baptême, a été identifié par des termes exprimant une intime proximité: «Celui-ci est mon fils bien-aimé». Cette idée permet aussi de comprendre l’état des nombreux démoniaques guéris par Jésus. Ceux-ci étaient des personnes entravées par des forces qui les empêchaient d’être en relation avec Dieu. La figure du diable est aussi très liée au monde politique. La fameuse bête du livre de l’Apocalypse et son chiffre 666 désignent par exemple l’empereur Néron.
Ces idées se sont fusionnées et développées au cours des siècles suivants afin de donner la figure du diable telle que nous la retrouvons aujourd’hui. Elles répondaient à deux besoins: celui d’expliquer les phénomènes «paranormaux», inexplicables à l’époque et impossibles d’attribuer à Dieu; et celui de divertir tout simplement.
Pas si différent d’aujourd’hui en fin de compte…
Les contes folkloriques québécois tels que la Chasse-Galerie et la Bête à Grand’ Queue semblent répondre à ces deux besoins en même temps, en offrant des formes de divertissement qui ont pour but de faire rire et de désamorcer les peurs que l’on peut entretenir face à ce qu’on peut interpréter comme étant des manifestations du mal. C’est ce qu’ont rappelé avec succès Mes Aïeux avec la pièce Le yâbe est dans la cabane (2001) et le Charlie Daniels Band avec The Devil Went Down to Georgia (1979), reprise avec succès par Primus en 1998, dans un clip qu’il est impossible de regarder au complet sans se mettre à taper du pied.
Le diable continue de nous amuser, en effet, mais aussi parfois de nous terroriser
À la fin des années 1960 et au début des années 1970, c’est la fascination pour l’occulte et l’inexpliqué qui a donné naissance à des films tels que Rosemary’s Baby (1968), aux adaptations cinématographiques de l’œuvre d’Edgar Alan Poe avec Vincent Price et à The Exorcist (1973). C’est d’ailleurs en voulant créer l’équivalent musical des films d’horreur de l’époque, avec son atmosphère lourde et inquiétante, que le groupe britannique Black Sabbath a, à toute fin, inventé le heavy metal. Le nom du groupe vient du film du même titre de 1963 qui jouait dans le cinéma situé en face du studio où le groupe se pratiquait. Malgré des paroles telles que «My name is Lucifer, please take my hand» (N.I.B. 1970) et «Satan, laughing, spreads his wings» (War Pigs, 1970), le groupe n’avait cependant rien de satanique. Ses paroles, fortement inspirées par la Bible, offraient en fait une sorte de refuge et un message d’espoir à toute une génération de jeunes désabusés par les horreurs qui les entouraient (guerres, menace nucléaire, maladie mentale, drogue, etc.).
Parmi les œuvres populaires des dernières décennies, lesquelles se démarquent pour la justesse de leur représentation biblique du diable ?
La série des films The Omen (1976, 1979 et 1981), avec le fameux Damien, est très biblique en ce sens qu’elle rappelle que le diable est souvent lié à la sphère politique dans le Nouveau Testament.
Le film The Devil’s Advocate (1997), avec Al Pacino et Keanu Reeves, où le chef d’un cabinet d’avocat s’avère être nul autre que le diable, est excellent d’un point de vue biblique, car il reprend cette idée, présente dans les livres de Job (1-2) et de Zacharie (3,1-2) du Satan dont la fonction est d’accuser à la cour céleste.
Dans la pièce Sympathy for the Devil, des Rolling Stones, où Mick Jagger chante que le diable a des goûts raffinés et a toujours été mêlé aux événements politiques marquants de l’histoire.
Les groupes de heavy metal des années 1980 ont beaucoup exploité la figure du diable. C’est une des raisons qui ont mené à la création du Parents Music Resource Center, cofondé par Tipper Gore, épouse du politicien américain Al Gore, et qui est à l’origine des avertissements de «contenu explicite» qu’on retrouve depuis sur les couvertures de certains disques. Mais il faut bien voir que majorité des groupes de metal de l’époque voyaient dans le diable rien d’autre qu’une forme de divertissement et un bon sujet pour une chanson. C’est le cas du célèbre The Number of the Beast du groupe britannique Iron Maiden, qui s’ouvre avec le texte d’Apocalypse 13,18. Il faut voir le clip officiel pour réaliser à quel point le sujet n’est pas pris au sérieux.
Et que reste-t-il de cette tendance aujourd’hui? Le diable a-t-il toujours la cote?
Dans les années 1990, la majorité des groupes de metal se sont désintéressés de la figure du diable, préférant parler de vrais sujets d’horreur, qui ne manquent pas dans la réalité de tous les jours: changements climatiques, pauvreté, maladies mentales, injustices sociales et aliénations de toutes sortes. Mais les groupes qui ont épousé la figure du diable, principalement dans la sous-classe du black metal, ont créé des albums et des clips qui s’inspirent fortement de la Bible et de la symbolique religieuse et qui, lorsque réussis, sont tout simplement troublants. C’est le cas du groupe polonais Behemoth, par exemple.
En conclusion, il ne faut pas paniquer si nos enfants, petits-enfants, neveux ou nièces décident de se déguiser en diable cette année pour l’Halloween. Nul besoin de sortir l’eau bénite ou de faire venir un exorciste, mais plutôt prendre cela avec un grain de sel et souhaiter qu’ils soient des anges les 364 autres jours de l’année!
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