La Semaine sainte donne lieu cette année à un marketing macabre qui se déploie à grand renfort de références religieuses. Tandis que certains crient au scandale, un expert évoque plutôt un déplacement de sens.
Depuis quelques années, le marché des chaussures sport de collection est en plein essor. Jadis réservé à une poignée d’initiés, il est devenu aujourd’hui un véritable phénomène où des éditions limitées s’arrachent pour plusieurs milliers de dollars. Le collectif artistique MSCHF, qui a flairé la bonne affaire, a créé les «Jesus Shoes» en 2019. Le concept? Réusiner un modèle Air Max 97 de l’équipementier Nike pour lui donner une allure… divine. Un crucifix métallique, semblable à ceux des chapelets, décorait les lacets. Une référence au verset 25 du 14e chapitre de l’Évangile selon Matthieu était imprimée sur la chaussure. Mais surtout, la semelle était injectée d’eau bénite supposément extraite du Jourdain à laquelle on avait ajouté du colorant bleu. Une manière pour les créateurs de souligner le côté «culte» de certains vêtements. Mais ce petit bout de paradis avait un prix céleste: environ 4000 dollars lors de sa sortie.
Le groupe a récidivé cette semaine avec un concept inversé. Cette fois, les Air Max 97 sont devenus des «Satan Shoes». Pour marteler le concept, on a fait appel au chanteur étatsunien Lil Nas X, rendu populaire par son succès Old Time Road. La mise en vente des chaussures diaboliques coïncidait avec le lancement de sa nouvelle chanson Montero, dont la vidéo regorge de références bibliques et où on voit notamment le chanteur y aller d’une danse lascive très suggestive pour nul autre que le Prince des ténèbres. Seules 666 paires – noires cette fois – ont été produites. Le crucifix a été remplacé par un pentagramme inversé, l’eau bénite par de l’encre rouge et… un peu de sang humain, clame-t-on. Le prix de vente, 1018 dollars, renvoie à l’Évangile selon Luc: «Je regardais Satan tomber du ciel comme l’éclair.» Et comme si le détournement n’était pas assez infernal, voilà que les avocats s’en mêlent, puisque Nike poursuit MSCHF pour violation de propriété intellectuelle.
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Depuis la mise en vente des chaussures le lundi 29 mars, la twittosphère s’est emparée de l’affaire pour signaler son malaise. Les appels au boycott se multiplient. La sénatrice républicaine du Dakota du Sud, Kristi Noem, y voit même l’expression du «combat pour sauver l’âme de notre nation». Rien de moins.
Et ce n’est pas tout.
Le film d’horreur The Unholy (Screen Gems/Sony Pictures) parait en salles le 2 avril. La coïncidence avec le Vendredi saint fait partie de la stratégie de mise en marché, l’idée étant de lancer «the unholy» à l’occasion du «jour le plus saint de l’année». Produit par Sam Raimi (Evil Dead) et réalisé par Evan Spiliotopoulos (qui a écrit plusieurs films pour Disney), le film se concentre sur Alice (Cricket Brown), une jeune femme qui serait en mesure de réaliser des miracles au nom de la Vierge, et sur Gerry (Jeffrey Dean Morgan), un journaliste qui semble croire qu’il pourrait y avoir anguille sous roche. «Prenez garde qui vous priez», tance la bande-annonce qui se conclut avec les images d’un être maléfique. Le film est une adaptation du roman Shrine, de James Herbert, paru en 1983. Sans l’envoyer au bûcher, les critiques, parues au cours des derniers jours, restent tièdes. Mais toutes soulignent le choix de la date.
Un tel déploiement, coup sur coup, de marketing macabre à l’occasion de la Semaine sainte n’étonne pas le sociologue des religions Alain Bouchard, chargé de cours à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval et lié au Centre de ressources et d’observation de l’innovation religieuse (CROIR).
Ce recours est le signe que «des empreintes sont restées», croit le professeur Bouchard. «On en a perdu le sens, mais ça reste des points de repère.»
Cette logique prévaut d’ailleurs à la télévision québécoise, alors que le Jésus de Nazareth de Franco Zeffirelli (1977) fait aujourd’hui place à des films qui renvoient vaguement à l’époque romaine, voire à la mythologie grecque. Les décors et les costumes sont similaires, on y retrouve des similitudes dans l’ambiance générale, mais les récits bibliques n’en font plus forcément partie. «Le contenu identitaire a changé, on ne sait plus pourquoi telle fête est associée à telle ou telle pratique, mais c’est un repère qu’on se garde», dit-il.
Par ailleurs, le carême et le Vendredi saint restent des moments où le christianisme se préoccupe ouvertement du Mal. Le carême est marqué par la tentation de Jésus au désert. Le credo souligne bien qu’après sa mort Jésus est descendu aux enfers avant de ressusciter. Le sujet n’est donc pas si étranger à cette période de l’année liturgique. Pour le professeur Bouchard, il y a assurément une «résonnance».
Il souligne cependant à quel point tant l’épisode des chaussures sataniques que celui de la sortie en salles de The Unholy prennent racine dans le monde religieux des États-Unis. «Le message passé avec le film, c’est que l’Église manque d’autorité et de pouvoir. À la limite, on renvoie une image négative de l’institution qui tombe à la merci de Satan. On est dans l’air du temps, où les institutions sont discréditées.»
Les gens se réclamant de Satan, poursuit-il, ne tiennent pas tant à l’adorer qu’à revendiquer une «transgression des péchés capitaux» pour se libérer des contraintes. Satan parait alors comme symbole de libération, puisqu’il a rejeté l’autorité de Dieu, nuance le professeur. «Quand il s’agit de frapper l’imaginaire, Satan et messes noires ça marche bien», constate-t-il, assurant cependant qu’il y a rarement beaucoup de fondements concrets derrière ces revendications. Le hasard a justement voulu que le New York Times consacre cette semaine un article à la «panique satanique» des décennies 80 et 90, caractérisée par des propensions complotistes qui ne sont pas sans rappeler certains phénomènes actuels.
Essentiellement, de telles tactiques publicitaires jouent sur l’attrait pour «l’extrême». «Du sang dans les chaussures? Je ne pense pas que ce soit vrai. Mais l’important, c’est de l’annoncer!», lance le professeur en riant. «Autant on peut parler de radicalisation dans les milieux religieux, autant on a recours aujourd’hui à des comportements où, pour se démarquer socialement, on cherche à choquer.»
Plusieurs grands débats sociaux actuels, poursuit Alain Bouchard, prennent la forme de revendications – qu’il s’agisse de crier à l’appropriation culturelle, ou de militer pour faire interdire l’usage de certains mots. «On suppose ainsi qu’à l’origine, il y a une identité pure. Ce qui n’existe pas dans la réalité.»
Autrement dit, il n’existe pas de label précisant ce qui doit ou ne doit pas se faire à l’occasion de la Semaine sainte.
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