La question de l’avortement et de la santé sexuelle des femmes, ainsi que la peur du scandale, sont les principales raisons qui ont poussé l’organisme catholique canadien Développement et Paix (DP) à se délester de 24 de ses partenaires internationaux.
Des documents internes consultés par Présence révèlent les dessous de la purge inédite opérée en novembre dernier par l’ONG fondée il y a plus de 50 ans. À travers des dizaines de pages de documents, on découvre comment certains partenaires ont été identifiés et pressés de se justifier sur des questions qui touchent exclusivement la morale sexuelle, surtout celle concernant les femmes. Ces documents, intitulés E-1 (Conclusion du rapport final sur l’examen commun des partenaires) et E-1a (Addenda à la conclusion du rapport final sur l’examen commun des partenaires), ont été remis aux membres du Conseil national de DP et ont fait l’objet d’un vote le 29 novembre 2020. Ils listent les partenaires examinés et les classent en deux grandes catégories: ceux dont le sous-comité mixte de la conférence épiscopale et de DP recommande de continuer le partenariat, et ceux où on recommande d’y mettre fin.
L’identité exacte des partenaires n’est connue que par une poignée de personnes à l’interne, les documents ne les identifiant que par des numéros. Seuls les pays de provenance sont connus. Pour chaque numéro, la mission du partenaire est succinctement décrite. Les membres du Conseil national – la plus haute instance décisionnelle de l’ONG – ont donc décidé du sort des partenaires sans connaître leur véritable identité. Selon nos informations, il n’y a pas eu d’unanimité lors du vote.
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Pour comprendre la genèse de E-1 et E-1a, il faut remonter au document initial de 2018 qui détaillait les reproches adressés aux partenaires. Celui-ci – intitulé 2018 CCCB Research Findings on D&P Partners – a essentiellement été rédigé par des employés et de la Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC) avant d’être imposé comme étant le fruit d’un travail d’un comité mixte. DP avait répondu systématiquement aux accusations qu’on y présentait, contestant le fait qu’une grande majorité des partenaires identifiés l’étaient de manière abusive.
Trois ans plus tard, une comparaison entre les documents permet de constater que les reproches de 2018 n’ont été que très peu retouchés pour les partenariats soumis au vote en novembre dernier. Autrement dit, le cœur des reproches adressés aux membres a été, tout au long du processus, le fruit d’un travail unilatéral exécuté par des employés de la conférence épiscopale.
L’approche
Pour tous les partenaires, le processus de mise en accusation est le même: on a parcouru leurs sites Internet pour y chercher certains termes précis se rapportant à la sexualité. La présence de références à l’avortement, la santé sexuelle, la santé reproductive, l’identité sexuelle, le genre, la contraception, la masturbation ou le féminisme éveillaient immédiatement les soupçons. La pratique montre que les partenaires étaient dès lors présumés coupables et que le fardeau de justifier la présence de ces références leur incombait. On leur demandait notamment de fournir des lettres rejetant toute idée liée à la morale sexuelle qui parait se distancer du discours magistériel. On interpellait aussi l’ordinaire du lieu – un terme canonique qui évoque le plus souvent l’évêque du territoire où opère le partenaire – afin qu’il prenne position sur le partenaire. Dans les faits, cet appui épiscopal ne suffisait parfois pas à exonérer l’organisme, si bien que certains d’entre eux ont été rejetés malgré cet appui. Et lorsque l’ordinaire affirmait ne pas connaître suffisamment le groupe pour trancher la question, le sous-comité mixte de la CECC et de DP jugeait souvent que le partenaire ne jouissait pas du soutien de l’évêque et recommandait alors de cesser le partenariat.
Parmi les 24 partenaires qui voient leur collaboration cesser avec l’organisme canadien, il y en a en fait plus qui bénéficiaient d’un appui de l’ordinaire ou de l’Église locale que l’inverse. Les cas où l’ordinaire a expressément conseillé de cesser de soutenir l’organisme se comptent sur les doigts d’une main.
La méthode
La manière de présenter est la même pour tous les partenaires. Après lui avoir attribué un numéro et précisé dans quel pays il se trouve, on présente une liste de «faits admis de part et d’autre». Il s’agit d’éléments reconnus à la fois par la CECC et DP.
Cette liste débute par une brève explication de la mission du partenaire. «Le partenaire est une organisation de membres pour femmes qui a pour mission d’établir l’égalité et la justice entre les sexes en vue d’une société démocratique, prospère et civilisée. C’est un réseau d’organisations ayant des opinions variées», dit-on par exemple du partenaire #23, en Indonésie.
Suivent alors des reproches formulés à partir de recherches effectuées à distance, sur le Web. En effet, rien n’indique que des parties de ces examens aient pu être conduits sur place. «Le partenaire a affiché sur son site Web en 2017 une déclaration qui critique l’Église et réclame le droit à l’éducation sexuelle, à la contraception et à l’avortement légal. Le partenaire n’était pas l’auteur de cette déclaration», reproche-t-on par exemple au partenaire #31, au Paraguay. «Une page affichée en 2008 sur le site Web du partenaire parle d’un projet de renforcement des capacités dans les collectivités riveraines. Dans la catégorie des résultats, elle affirme qu’une initiative d’organisation [traduction] «fondée sur des perspectives sexospécifiques» a eu pour résultat que trois endroits ont élaboré plusieurs indicateurs de succès, dont l’un est la «santé reproductive»», souligne-t-on pour le partenaire #34, aux Philippines.
On ajoute alors pour plusieurs partenaires une section «éclaircissements», qui consiste surtout à relater les échanges épistolaires entre les Canadiens et les partenaires. Par exemple, pour le partenaire #16, au Costa Rica, on détaille les informations additionnelles ajoutées après les reproches initiaux concernant l’avortement, les couples homosexuels et la contraception. On y découvre notamment que l’ordinaire du lieu a refusé de prendre position. Il a confié dans une lettre envoyée à DP ses préoccupations pour l’idéologie du genre dans son pays, mais a ajouté qu’il ne semble pas que le partenaire – un centre d’éducation populaire – en fasse clairement la promotion.
On termine alors la présentation du cas par la «recommandation» finale. «Étant donné l’approbation évidente du partenaire pour des positions contraires à la doctrine sociale de l’Église, l’absence d’éclaircissements de la part du partenaire et l’absence d’appui de la part de l’ordinaire local, il est recommandé de ne pas continuer le partenariat», conclut-on au sujet de ce même partenaire du Costa Rica. Le fait que celui-ci ait bénéficié d’appuis d’autres organismes catholiques de développement ne semble pas avoir été pris en compte.
Des appuis qui ont peu de poids
Ainsi, ni la présence de lettres d’appui d’acteurs de l’Église locale, ni celles d’évêques ne garantissaient l’exonération de l’organisme. Dans quelques cas, le sous-comité mixte de la CECC et de DP a jugé que les lettres fournies en réponse aux soupçons soulevés par des articles ou des documents trouvés sur le site Web du partenaire concernant l’avortement ou d’autres questions d’ordre sexuel n’étaient pas suffisamment précises pour réhabiliter le partenaire.
C’est notamment le cas du partenaire #6, au Brésil. Il s’agit d’un mouvement populaire brésilien pour les sans terre. Cet organisme collabore avec DP depuis plusieurs décennies.
«Même si, à ses débuts, le partenaire n’avait pas de position en faveur de l’avortement, les pressions en faveur des droits à l’avortement font maintenant partie du mouvement», estime DP. L’essentiel du reproche des Canadiens se résume par le fait que le site Web de l’organisme proposerait un «très grand nombre de pages faisant la promotion des droits à l’avortement, y compris une déclaration du ‘secteur d’égalité des sexes’ du mouvement en septembre 2018. On précise que trois lettres du Conseil national des Églises du Christ, du supérieur provincial d’une communauté religieuse et d’un évêque diocésain ont été reçus en mai 2019. «Chacune de ces lettres a décrit de façon élogieuse le travail du partenaire à l’appui des paysans sans terres, mais aucune n’a abordé le problème du militantisme du partenaire en faveur de l’avortement», estime DP. Qui conclut ainsi: «Pour cette raison, en l’absence de preuves montrant que le partenaire a rejeté sa pratique actuelle et s’est engagé à ne plus s’y adonner, il est recommandé de ne pas continuer le partenariat.»
En Équateur, le partenaire #32, un «fournisseur de nouvelles pour les mouvements sociaux d’Amérique latine», est notamment épinglé pour des écrits critiques de positions magistérielles catholiques. «Le site Web du partenaire contient des centaines d’articles sur l’avortement. Sur plusieurs douzaines d’articles examinés, tous sont en faveur de sa décriminalisation ou de sa légalisation. Les articles ne sont pas écrits par le personnel du partenaire, mais par divers rédacteurs», souligne-t-on, ajoutant que «de nombreux articles […] attaquent l’Église catholique expressément pour son enseignement sur l’avortement».
En mars 2019, le partenaire a répliqué qu’il n’a pas de position institutionnelle sur l’avortement et les droits reproductifs. Il qualifie l’avortement de question «marginale» dans le cadre de son travail éditorial. L’ONG canadienne a insisté pour avoir plus de précisions de la part du partenaire et de l’ordinaire local.
«Dans une lettre du 13 février 2020, le partenaire a réitéré qu’il n’a pas de politique éditoriale concernant l’avortement mais qu’il appuie la liberté de parole. La lettre a répété le contenu de la lettre antérieure du partenaire, datée de mars 2019. Elle contenait aussi en annexe une lettre du 10 février 2020 de l’ordinaire local du partenaire. La lettre évoquait en général la mission du partenaire et y exprimait son appui. Toutefois, la lettre ne fait aucune mention de la correspondance envoyée par D&P en juillet 2019 ni d’aucun des problèmes qui y sont soulevés», dit-on.
Cette manière de considérer les appuis est reprise pour plusieurs partenaires. Ainsi, lorsque certaines questions précises de morale sexuelle ne sont pas abordées à la satisfaction des Canadiens dans les réponses des partenaires et des ordinaires, les appuis sont considérés comme nuls et non avenus.
Dans le cas de ce groupe équatorien, il n’est donc pas étonnant de lire cette recommandation finale: «Le partenaire publie constamment des articles qui sont en faveur de la légalisation de l’avortement et qui critiquent l’Église catholique. Étant donné que le partenaire n’a pas fourni des éclaircissements suffisants sur les questions spécifiques soulevées, et étant donné que l’ordinaire local ne semble pas être conscient des problèmes, il est probable que le maintien du partenariat dans ces conditions causerait du scandale et affaiblirait la crédibilité de D&P et des évêques du Canada. Pour ces raisons, il est recommandé de ne pas continuer le partenariat.»
La crainte du «scandale» est évoquée pour une dizaine de partenaires.
Parmi les 26 partenaires examinés, il y en a qu’un dont le rejet semblait faire l’unanimité dès le départ. Il s’agit du partenaire #28, au Nigéria, accusé de prendre position explicitement et en son nom propre en faveur de «l’accès à des services sécuritaires pour l’avortement et après l’avortement» et des «des mesures durables pour améliorer la connaissance et l’accessibilité des méthodes contraceptives». «Les deux déclarations ont été signées par le directeur général du partenaire, au nom du partenaire», souligne le rapport. Devant cet appui, dès 2018, la CECC et DP convenaient que le partenaire soutenait «formellement» l’accès à l’avortement. C’est sans surprise que le rapport émet cette recommandation: «Étant donné l’appui explicite du partenaire à la légalisation de l’avortement et à l’offre plus large de contraception dans le pays du partenaire, et en l’absence de preuves montrant que le partenaire a rejeté sa pratique actuelle et s’est engagé à ne plus s’y adonner, il est recommandé de ne pas continuer le partenariat.»
Ajout tardif de partenaires à examiner
Alors que le processus initial annonçait la révision de 52 partenariats, le communiqué de presse émis conjointement par la CECC et DP le 25 février révélait qu’on en comptait plutôt 63.
Il semble que la décision d’ajouter quelques partenaires a été prise tardivement. C’est du moins ce qu’indique le document coté E-1a: «En septembre 2020, DP et la CECC se sont rendu compte que six partenaires avaient été omis de l’examen du sous-comité mixte. À ce point, trois de ces partenariats étaient déjà terminés; alors, les trois partenaires qui restaient ont été examinés en octobre et en novembre 2020.»
Ces trois partenaires restants sont d’Afghanistan (#56), de Birmanie (#57) et du Paraguay (#58). Il est recommandé, pour les trois, «de ne pas continuer le partenariat».
On reproche notamment aux partenaires #56 et #58 d’avoir collaboré avec des coalitions qui réclament la dépénalisation de l’avortement ou des cours d’éducation sexuelle pour les jeunes, ce qui comprend la contraception.
Dans le cas du partenaire birman, on révèle que son «optique en matière de justice est intégrée à un cadre spirituel bouddhiste» et que des articles d’une publication de l’organisme «visent à introduire des idées occidentales (par exemple, mariage homosexuel, idéologie du genre) au moyen de la spiritualité bouddhiste». On ajoute enfin qu’un appui «pourrait donc sembler être une forme de promotion du bouddhisme».
Questions sans réponse
Les documents E-1 et E-1a indiquent que la recommandation de ne pas poursuivre les partenariats s’appliquait à 26 groupes. Or, la CECC et DP parlent plutôt de 24 groupes. Deux partenaires auraient donc regagné les faveurs des Canadiens entre le vote du Conseil national en novembre 2020 et l’annonce des résultats en février 2021. Interrogé à ce sujet, l’organisme n’a pas souhaité répondre.
Les documents consultés révèlent par ailleurs que tous les partenaires étaient examinés uniquement sur des questions touchant à la sexualité. Les reproches concernent des idées et jamais des faits. Par exemple, aucun partenaire n’a pratiqué d’avortement. Ils sont plutôt épinglés pour des articles ou pour avoir participé, en compagnie d’autres groupes qui ne sont pas liés à l’Église, à des coalitions, des documents ou des conférences où les postures morales ne sont pas calquées sur celles du magistériel catholique.
D’autres enjeux qui auraient pu faire l’objet d’analyse ne sont jamais mentionnés: corruption, détournement, complicité avec des groupes violents, racisme, etc. Dans le principal document, E-1, le mot «justice» apparait sept fois. «Avortement», 173. Les mots «corruption» et «détournement» n’apparaissent nulle part. Pourquoi l’examen n’a-t-il porté que sur des questions d’ordre sexuel et non sur d’autres enjeux de bonne gestion se rapportant habituellement à la vie de tels organismes? Surtout, qui a décidé qu’il devait en être ainsi? Là encore, l’organisme n’a pas souhaité répondre.
Avec la collaboration de François Gloutnay
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