Les Québécois perdent de plus en plus l’accès aux forêts, aux lacs et aux rivières, ainsi qu’à leurs ressources alimentaires, constatent les auteurs du livre Cantine sauvage: s’approvisionner en pleine nature et en toute liberté (Fides), paru ce printemps. Sur un ton légèrement subversif, Nathalie Le Coz et Martin Perreault proposent un guide pratique pour se nourrir grâce à la nature. En filigrane, ils remettent en question les convenances sociales ainsi que la privatisation et la commercialisation de notre territoire au détriment de notre bien-être collectif. Présence s’est entretenu avec eux.
Quelles réflexions souhaitez-vous susciter auprès de vos lecteurs?
Nathalie Le Coz: L’idée de base, c’était de se remémorer ce patrimoine intangible qui est tout en train de s’étioler complètement, à savoir qu’est-ce qu’on cueille, comment on transforme, on dépèce, on cuisine. On se rend compte du nombre de choses qu’on n’est plus capable de faire, pas seulement parce qu’on les connaît plus, mais parce qu’on n’y a même plus le droit. Même faire du boudin… Ce n’est pas évident, trouver du sang, des tripes, il y a tant de choses qui sont contrôlées par le MAPAQ!
On veut susciter l’intérêt pour ce qui pousse, pour l’environnement, pour tout ce qu’on est capable de faire sur ce territoire, que ce soit urbain ou rural. Quand [la cheffe] Colombe St-Pierre qui habite au Bic est obligée de passer par les marchés de Boston pour avoir du crabe qui est pêché en face de chez elle, tu dis: «Réfléchissons un peu à la façon de se nourrir»!
Martin Perreault: Qui peut accéder au territoire? Notre pays, est-ce seulement une juxtaposition de terrains privés et de lieux qui sont contrôlés par des sociétés d’État qui gèrent les espaces publics comme si c’étaient des hôtels? Il faut que vous soyez enregistrés, que vous ayez des cartes, que vous ayez payé. Il y a de moins en moins de territoires auxquels les gens ont accès.
Nathalie [Le Coz] a une belle analogie: à l’époque du servage, les serfs sur les terres publiques n’avaient absolument pas le droit de faire la cueillette ou de chasser, sous peine de mort. Ce sont des pratiques qui ont été abolies avec la fin de l’esclavage, et on est en train de les rétablir de façon très insidieuse et sournoise. Le boisé où vous alliez ramasser des lièvres ou des champignons, tout à coup, vous n’avez plus le droit de vous baigner dans la rivière, vous devez payer 10 dollars pour rentrer, la cueillette est interdite partout. On brade notre territoire dans une logique commerciale selon le plus offrant, et le plus offrant, ce ne sera pas nous, les habitants.
Dans le parc du Mont-Tremblay, il y avait des lacs disponibles pour la pêche à la journée, jusqu’à ce que la SÉPAQ décide que plusieurs de ces lacs ne seraient accessibles qu’à la condition de réserver un chalet 8 à 16 personnes pour un week-end. Ce lac est réservé aux gens qui vont dépenser entre 800 et 1600 $ pour réserver un chalet. Ce n’est pas un comportement de société d’État qui préserve du territoire pour le public, c’est un comportement d’hôtelier ou d’entreprise privée qui s’approprie une ressource pour en tirer un revenu.
Il faut se mobiliser autour de cela, pour que les gens conservent leur petit coin de territoire accessible et non réglementé, qu’aller prendre une balade le soir pour aller voir le coucher de soleil, ça ne se transforme pas en opération commerciale.
«On veut éviter de partir d’un peuple de coureurs des bois à un peuple de tondeurs de gazon.» – Martin Perreault, auteur
Mais cette cueillette pourrait-elle avoir des impacts environnementaux?
Martin Perreault: On est dans la mouvance de consommer local, de réduire le déplacement des biens, de consommer biologique. Il y a toute la notion de réhabiliter des savoirs qu’on est en train de perdre parce qu’on est tombés dans une attitude consumériste. Lorsqu’on a besoin de quelque chose, on va le chercher au magasin, et si ça ne vient pas du magasin, on met en doute.
Je suis montréalais, je pêche sur le fleuve à Montréal et c’est un des meilleurs endroits de pêche que je connaisse au Québec, juste en bas des rapides Lachine. Mais c’est toujours surprenant de voir les gens qui disent: «Tu manges du poisson du fleuve, c’est épouvantable!»
Pourtant si on va le chercher à l’épicerie ou à la poissonnerie, là, ça va! Il est emballé dans le cellophane, il a déjà fait le quart de la planète pour se déplacer entre le lieu de pêche, de transformation, le centre de distribution de la grande chaîne, l’emballage. Ce poisson-là a une empreinte écologique épouvantable et ça fait en moyenne une semaine qu’il est sorti de l’eau… exactement à la même place, parce que c’est là qu’on le pêche.
[De la même façon], on a au Québec 6000 kilomètres de littoral maritime et pourtant, malgré ça, personne n’a le droit de se pécher un homard. C’est interdit, il y a juste le commerce qui a le droit. Va-t-on tout vendre au Japon parce qu’ils sont prêts à le payer 120 dollars la livre? Alors que cette ressource, on n’est plus capable d’y avoir accès! On peut comprendre qu’il y a une logique de conservation, mais on ne peut pas permettre, en même temps, une pêche commerciale et interdire une pêche de subsistance. Il n’y a pas de logique là-dedans!
Vous proposez notamment l’idée de cueillir du chou kale sur des plates-bandes municipales ou de cueillir la carcasse du chevreuil frappé sur la route. Selon vous, est-il moral de cueillir ou glaner de cette façon?
Martin Perreault: Quand on parle de moralité, on parle strictement de propriété individuelle et de respect de règlement. Tu ne parles pas de couper la ressource à des gens qui ont faim… est-ce moral? Il n’y a pas de notion de propriété collective, on est dans une logique d’économie! Vous frappez un animal avec votre voiture… il est mort. Le consommer, ce ne serait pas moral? La position morale, serait-ce de le laisser pourrir sur le bord de la route? À un moment donné, ça devient une question de sens pratique.
Il y a une incitation à la réflexion. Il y a des règlements et des lois et il y en a certains qui méritent certainement d’être changés parce qu’ils ne sont plus adaptés à ce qu’on vit aujourd’hui. Il y a des rivières qui sont des routes navigables utilisées depuis 20 000 ans, et du jour au lendemain, il y a quelqu’un qui a acheté le terrain sur le bord de la rivière qui pense que la rivière lui appartient. Tout à coup, pour respecter le droit à la propriété privée, il faudrait que tout le monde cesse de passer sur la rivière, alors qu’il y a aucun fondement juridique à ça. Le lit de la rivière, c’est une terre publique. Pourtant, on est tellement habitués de se soumettre à des règlements dont on ignore l’origine qu’on cesse de réfléchir.
Sur la Côte-Nord, les gens vont acheter des moules à l’épicerie, alors que le fond des baies est tapissé de moules, qui sont abondantes, merveilleuses et comestibles. Mais vous trouvez des interdictions d’en cueillir partout. Ce n’est certainement pas pour préserver la ressource. Ce n’est pas des activités de collecte individuelle qui mettent la ressource en danger; ce sont la surexploitation qui relève des activités commerciales.
Nathalie Le Coz: Depuis des dizaines d’années, l’accès est de plus en plus difficile. Il y a la propriété privée, la SÉPAQ et les municipalités qui réglementent tous les accès. On n’est pas Robin des bois, mais ce Robin des bois était-il immoral en investissant les forêts qui étaient défendues aux gens qui avaient faim à une époque où les forêts étaient devenues la propriété stricte des rois et des nobles comme territoires de chasse. C’est un peu dans cet esprit, qu’il y a peut-être un signal d’alarme à lancer.