Le dominicain Claudio Monge, responsable du Centre de documentation interreligieuse des Dominicains d’Istanbul et consultant auprès du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux depuis 2014, consacre une partie de son travail intellectuel à l’approfondissement du concept de l’hospitalité au sein des trois religions abrahamiques. Il présentait à Montréal la semaine dernière une conférence intitulée «L’hospitalité dans le judaïsme, le christianisme et l’islam : de la simple interaction à l’échange d’un don». Présence l’a rencontré.
Présence : Dans l’introduction de votre livre, Dieu hôte. Recherche historique et théologique sur les rituels de l’hospitalité, (Zeta Books, 2008), vous expliquez que la racine étymologique du mot «hospitalité» est ambiguë. Pourriez-vous me parler de cette ambiguïté?
Claudio Monge : En français et en italien, lorsque nous disons «hôte», on sous-entend à la fois celui qui accueille et celui qui est accueilli. C’est la double perspective. J’ai profité de cette ambiguïté, dans ce cas-ci, heureuse. Dans le titre de mon ouvrage, le Dieu hôte, je voulais justement sous-entendre la double signification, c’est-à-dire un Dieu qui accueille les humains qui l’invoquent, mais qui, en même temps, cherche à se faire accueillir. C’est là un grand paradoxe qui ne se retrouve pas seulement dans la tradition judéo-chrétienne. En effet, nous le retrouvons dans des traditions pré-sémitiques assyrienne, babylonienne et même dans les cultures grecque et romaine. Dans la culture grecque, les dieux de l’Olympe se déguisent souvent en pèlerins pour mettre à l’épreuve l’hospitalité des humains. Les dieux se fâchent lorsqu’ils remarquent qu’ils ne sont pas reconnus comme des dieux, mais repoussés parce qu’ils sont des pauvres qui dérangent. Dans la tradition chrétienne, on pousse encore plus loin cette mise à l’épreuve. Dans le livre de l’Apocalypse, au chapitre 3, il est question de Dieu qui se tient à la porte et qui frappe. Il est écrit qu’il entrera dans la maison seulement si quelqu’un lui ouvre la porte. Si la porte s’ouvre, il partagera le repas qui est le sommet du rituel de l’hospitalité. C’est ici que réside cette heureuse ambiguïté.
Si nous poussons encore plus loin la réflexion et que nous nous attardons à l’étymologie du terme «hôte», nous percevons une double racine, et grecque et latine. Ce terme est à l’origine à la fois du mot «hospitalité» et du mot «hostilité». L’autre, celui qui est accueilli, peut être à la fois hôte bienveillant et ennemi, hostis. C’est la même racine. Déjà, même étymologiquement, se dessine le risque de l’hospitalité.
L’hospitalité sacrée par excellence ne demande pas une carte d’identité. Cela signifie qu’il nous faut accepter le risque. C’est un saut dans l’inconnu. C’est une prise de risque énorme au nom de l’humanité. D’ailleurs, la véritable hospitalité sacrée n’est pas censée dévoiler l’identité de l’autre dans la mesure où l’autre ne veut pas la partager. Elle accepte tout simplement d’introduire l’autre dans son espace, cet espace où réside l’intime. À travers l’hospitalité, nous mettons à la disposition de l’autre ce que nous sommes.
Présence : Vous parlez dans l’introduction de votre livre, Dieu hôte, de l’hospitalité absolue. Qu’entendez-vous par là?
Claudio Monge : Justement, l’hospitalité absolue, c’est cette hospitalité qui met en jeu ce que nous sommes, l’identité qui nous caractérise. L’hospitalité absolue, c’est une façon de décliner l’être humain qui, par définition, est un être social. Il a donc tendance à vivre avec l’autre, à aller à sa rencontre. Cette hospitalité générale, ontologique, se décline de différentes façons au sein de notre société. Par exemple, cette attention particulière à l’autre qui est démuni, à l’autre qui est pauvre. Elle se manifeste aussi, aujourd’hui, par cette capacité de se laisser interpeller par ce phénomène mondial, dramatique souvent, de l’immigration, qui n’est plus simplement motivée par la recherche de meilleures conditions de vie, mais par une question de survie.
Présence: Vous avez parlé de la peur qui nous empêche d’accueillir l’autre, de lui offrir notre hospitalité. Nous le voyons, c’est terriblement d’actualité.
Claudio Monge : Oui, je pense que la peur est une des caractéristiques de la postmodernité, surtout à partir de ce tournant symbolique que représente septembre 2001. À partir de cette année-là, la peur est devenue une stratégie politique. On joue sur la peur qui favorise l’émergence d’une politique très musclée de l’intervention permanente, des mesures sécuritaires, de l’état d’urgence permanent. Très souvent, cette peur s’alimente du fait que l’on rencontre de moins en moins l’autre, mais plutôt l’image que l’on se fait de lui. Oui, c’est une des grandes questions qui habitent mon travail intellectuel sur le dialogue, le dialogue interreligieux en particulier.
On parle du dialogue lorsque nous parlons à l’autre. Est-ce que l’on parle véritablement à un être concret ou sommes-nous en train de nous confronter à l’idée que l’on se fait de l’autre? C’est toute la question des stéréotypes, de la vision caricaturale de l’autre, des amalgames où un seul cas devient l’exemplaire total de l’autre. C’est ainsi que par exemple, on réduit le musulman à un terroriste potentiel parce qu’il pratique sa religion. Il n’a plus sa propre personnalité. On le réduit à un stéréotype. C’est dramatique! Dramatique pour ceux qui subissent une telle réduction, dramatique aussi, car cela peut déterminer des phénomènes d’identification. Luigi Pirandello (écrivain italien, poète, nouvelliste, romancier et dramaturge, né le 28 juin 1867 et mort en 1937), a suggéré dans un de ses romans Un, personne et cent mille que nous ne sommes plus ce que nous sommes réellement, mais ce que le miroir nous renvoie. Bref, je ne suis plus moi, mais je suis le regard que l’autre a posé sur moi. Tout cela, il faut le déjouer.
Présence : Celui qui est accueilli ne doit-il pas avoir comme premier défi de chercher à s’adapter à la culture, à la législation de son pays d’accueil, tout en respectant ce qu’il est par ailleurs?
Claudio Monge : Tout à fait! C’est essentiel! Quand on accueille un étranger dans une société donnée, le fait de lui présenter les caractéristiques fondamentales de sa nouvelle société, les éléments culturels qui la caractérisent, c’est comme lui permettre de connaître les pièces de la maison dans laquelle on l’accueille. Donc, on lui facilite une véritable mise à l’aise à l’intérieur de la société qui l’accueille. Parfois, le problème, c’est que celui qui est accueilli a l’impression que cette nécessité d’adaptation au nouveau contexte va de pair avec la nécessité de formater ce qu’il est intimement, son passé, son origine. Évidemment, lorsque tu as déjà tout quitté, le souvenir de ce que tu es et de ta culture devient parfois pratiquement ton seul bien. Il ne s’agit pas de formater cela. Souvent on présente une caractéristique que l’on conçoit comme fondamentale dans notre culture ou dans notre droit d’une manière telle manière que l’on ne met pas à l’aise les immigrés ou les réfugiés. On présente ces caractéristiques essentielles avec l’arrogance identitaire de quelqu’un qui dit: «N’oublie pas que nous, nous sommes cela. Que cela te plaise ou non, nous sommes cela.» C’est un peu un plat empoisonné que l’on offre dans ce cas-là. C’est cela l’ambiguïté.
Si on avale l’autre, on élimine cette distance qui me permettait d’entrer en relation avec lui. En effet, l’autre devient alors une partie de moi-même que je n’arrive même plus à distinguer parmi les autres traits qui me définissent.