Après l’incinération d’un proche, de plus en plus de personnes décident de transformer une partie de ses cendres en une œuvre d’art comme des bijoux. Une pratique qui soulève des questions d’ordre psychologique, éthique et spirituel.
Transformer une petite quantité des cendres d’un proche décédé en un pendentif ou en une bague est devenue une pratique courante. De nombreuses maisons funéraires québécoises proposent une grande quantité de ces bijoux dits «cinéraires» de toutes les formes. Dans ce marché florissant, les coûts de ceux-ci varient considérablement et certains bijoux se détaillent à plusieurs centaines de dollars.
Pour répondre à cette nouvelle demande du public, des artisans offrent leur savoir-faire sur le Web et dans les salons funéraires. Certains ont même créé leur propre entreprise. Quelques-uns étaient présents lors du Salon de la mort qui s’est tenu à Montréal les 2 et 3 novembre.
«Certains avaient une production absolument magnifique!» lance Luce Des Aulniers, docteure en anthropologie et professeure émérite au Département de communication sociale et publique de l’UQÀM.
Celle qui met la dernière main à un ouvrage portant sur l’évolution des rituels funéraires qui sera publié en 2020, croit que cette pratique, qu’elle considère comme encore marginale, s’inscrit dans un phénomène plus vaste.
«À l’éparpillement des cendres correspond l’éparpillement des pratiques qui sont aujourd’hui tellement hétérogènes que cela va jusqu’à du n’importe quoi», selon elle.
C’est ainsi que le parc d’attractions Disney Land a publié en 2018 un communiqué qui dénonçait le fait que certains clients profitent de leur séjour afin de disperser les cendres d’un proche dans le manège qu’il préférait de son vivant…
Pour Luce Des Aulniers, les bijoux cinéraires ne sont pas une simple mode sans conséquence. La spécialiste se demande quel effet le port d’un tel ornement peut avoir sur le processus du deuil.
«Il y a des effets potentiellement malsains, suppose-t-elle. On ne sait pas trop.»
Ce flou existe car il n’y a pas d’études scientifiques qui ont été menées sur cette question. Cependant des coups de sonde ont été réalisés par des chercheurs auprès des consommateurs.
«Les gens vont dire qu’ils le portent parce qu’ils aiment le défunt, qu’ils ne veulent pas l’oublier. Ils veulent le garder vivant », souligne l’anthropologue.
Or, pour la chercheuse, c’est ici que réside le cœur du problème, car «le deuil ne consiste pas à garder l’autre vivant».
«Le deuil, c’est laisser les morts avec les morts, dit-elle. Le deuil, c’est accepter de renoncer à une présence réelle, à une présence effective. C’est certain que cela peut créer un manque. Ce qui peut combler un tant soit peu ce manque, c’est de se demander ce que l’on peut faire avec ce que le défunt a déposé en nous de son vivant. »
L’anthropologue est d’avis que pour se souvenir du proche décédé, les survivants ont besoin d’un «support analogique» comme une photographie, un objet qui a été donné par le défunt. «L’analogie c’est quelque chose qui nous fait ‘penser à’. Il y a donc une évocation à partir d’un objet qui n’est pas la personne réelle.»
Se souvenir du défunt de cette manière permet selon elle de se distancer du mort, de ne pas «retenir les morts».
Or un bijou cinéraire n’est pas considéré comme un support analogique, car il est conçu avec des cendres du défunt.
«Nous pouvons nous demander si ce deuil non analogique – car c’est un deuil par présence concrète – peut, sur le plan psychique, ajouter une difficulté supplémentaire à la prise de distance essentielle vis-à-vis du mort. C’est cela l’enjeu du deuil», souligne l’anthropologue.
Par ailleurs, le proche qui porte un bijou cinéraire doit se demander «à quel moment rendre cet objet-là moins présent, moins ostentatoire. Est-ce que ce faisant, il devient moins fidèle au défunt? Cela n’est pas un rite cultuel codifié. Il en revient donc aux individus de le décider. C’est une charge très lourde de décider quand mettre le mort à distance. Alors que dans un rite conventionné, il va de soi que l’on met le mort à distance», explique-t-elle.
Considérations religieuses
Outre ces considérations anthropologiques et psychologiques, des questions religieuses surgissent également. L’Église catholique s’est d’ailleurs penchée sur l’incinération et la gestion des cendres du défunt.
L’abbé Robert Gendreau, Directeur du Service diocésain de pastorale liturgique de l’archidiocèse de Montréal, rappelle, dans un courriel adressé à Présence, que «l’Église accueille avec respect la volonté des familles qui demandent l’incinération des corps des défunts, bien qu’elle a toujours privilégié l’inhumation des corps, parce qu’on y trouve un signe de respect plus tangible et qu’on y trouve plus clairement le symbole du grain jeté en terre dans l’espérance de la moisson à venir, ce qui est, pour les croyants, signe d’espérance de la résurrection des morts, à la fin des temps».
Si l’Église accepte l’incinération, elle recommande néanmoins qu’elle se fasse après l’exposition du corps du défunt et après les funérailles.
L’abbé Gendreau souligne «qu’une fois l’incinération faite, l’Église recommande que l’urne cinéraire soit déposée en terre, ou dans un columbarium aussitôt que possible et avec tout le respect possible».
L’institution religieuse n’approuve pas que l’on disperse, d’une manière ou d’une autre, les cendres du défunt. Elle désapprouve également, précise l’abbé Gendreau, «la fabrication de bijoux ou même de pierres synthétiques allant jusqu’à ressembler à des diamants».
Une des raisons de ces refus est qu’il y a un «un risque d’utiliser [les restes du défunt] avec un manque de respect», écrit-il. En outre, ces pratiques peuvent être considérées comme un manquement «au devoir de laisser les personnes défuntes reposer en paix».
Par ailleurs, l’Église catholique s’élève contre ces pratiques, car elles peuvent conduire «à un culte personnel [qu’elle] n’aurait pas approuvé», souligne l’abbé, faisant ici référence au culte des saints et aux recours aux reliques, dont des ossements.
Enfin, le responsable du Service diocésain de pastorale liturgique mentionne que l’Église catholique veut par ces refus éviter que des personnes utilisent les cendres dans «des rites qui confinent à la magie et, dans le pire des cas, à du spiritisme, ce que l’Église rejette totalement parce que cela fait appel à des forces maléfiques. Il faut savoir qu’en ce domaine, si l’on arrive à en tirer des avantages, il y a toujours un fort prix à payer par quelqu’un de vivant», avance-t-il.
L’abbé Gendreau est d’avis que «si les personnes endeuillées connaissaient ces positions de l’Église, plusieurs d’entre elles y penseraient à deux fois avant de se laisser convaincre d’acheter et de porter des bijoux cinéraires».
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