Première religieuse à devenir docteure en sexologie clinique, Marie-Paul Ross a rencontré des centaines de prêtres en consultation au cours des dernières décennies. La sœur de l’Immaculée-Conception aux propos parfois controversés s’intéresse de près aux débats entourant la crise des abus sexuels dans l’Église. Pour celle qui pratique désormais dans le sud-est du Nouveau-Brunswick, la crise engage la maturité affective et sexuelle de l’ensemble de la société.
Présence: Quel regard portez-vous sur la crise des mœurs qui frappe l’Église?
Marie-Paul Ross: Je pense que dans les temps actuels, ce n’est pas la fin de la foi, des valeurs évangéliques, et du centre du christianisme. Mais c’est la fin d’un manque de formation et la fin d’une déviance. On a dévié de la foi chrétienne, on a dévié des valeurs évangéliques, on a dévié du christianisme. C’est vraiment le retour à ce que Jésus est venu nous enseigner: l’amour, l’amour, l’amour.
Or cela requiert des changements au sein de l’Église, non?
Il faut accepter de laisser des choses en route. Il faut laisser la structure qui ne tient plus. Il faut laisser une fausse structure. Ce n’est plus une question de laïcs, religieux, prêtres: ça ne devrait plus exister. Ce qu’il faut vraiment, ce sont des croyants qui sont ensemble. C’est l’Esprit saint qui va nous dire quoi faire. En ce moment, on s’accroche à des structures qui ne tiennent plus! Ça ne tient plus!
Si certains s’accrochent à quelque chose de bien imparfait, c’est peut-être aussi qu’ils ont peur de tout perdre.
Je comprends. Il y a une insécurité. Mais on n’a pas le choix: si on veut vraiment sauver la foi, si on veut sauver l’expérience spirituelle des personnes, si on veut vraiment sauver le christianisme dans sa profondeur, si on veut vraiment s’enligner sur les valeurs évangéliques, on n’a pas le choix de lâcher les structures et de construire avec le cœur inspiré. Il faut être à l’écoute de la Parole de Dieu et de l’Esprit saint.
Ce contact passait souvent par la glorification de la structure et de ses représentants. Comment faire autrement?
C’est triste, toute la perte de l’honneur de l’Église, de la valeur qu’on lui donnait. C’est ça qui est une grâce aujourd’hui. Tout cela tombe. J’entends de plus en plus de gens qui disent que le Vatican va tomber… Que ça tombe! Pas de problème!
Ce que je trouve intéressant et qui me donne beaucoup d’espérance, c’est que je rencontre beaucoup de laïcs qui méditent, qui prient. Peu importe leur confession: catholiques, protestants, ensemble… Il n’y a comme plus de barrière de religion. Ce sont des personnes humaines habitées par l’Esprit divin qui veulent ensemble partager leurs aspirations, parce que ce n’est pas dans les églises qu’ils vont le faire.
Parmi les solutions avancées pour l’Église catholique romaine, le mariage des prêtres et l’ordination des femmes reviennent constamment. Sont-ce là des pistes pertinentes?
J’ai toujours dit ceci à des religieux et des prêtres qui se sentaient coincés dans leur vocation, sous prétexte que le célibat n’était pas vivable: ce n’est pas votre célibat le problème, c’est votre immaturité.
J’ai toujours dit que l’engagement en couple, le mariage, peu importe la forme, ce n’est pas un ramassis de personnes immatures. Ça prend beaucoup de maturité pour former un couple et pour avancer. Or c’est cette immaturité-là que j’ai vue de mes yeux, de près, dans notre structure d’Église.
Et l’ordination diaconale ou presbytérale des femmes?
Ce qui m’inquiète, c’est que je vois de plus en plus une dégradation de la femme dans la société en général: elle manque de maturité et est prisonnière d’une mode qui nous fait «perdre la femme».
Parce que la femme, dans sa nature, a une sensibilité affective-spirituelle. Le féminisme a eu du bon, car ça a permis d’avoir des droits. Mais il y a eu un déraillement.
Au plan sexuel, la femme est devenue quoi? Elle a perdu, d’une certaine façon, le concept profond de sa dignité de femme. On a fait du développement de la femme et de la liberté féminine une hypersexualisation, mettant même de côté la responsabilité face à la maternité.
Quand t’entend «femme libérée», c’est quoi? Le droit à l’avortement? Le droit à la contraception? C’est correct la contraception, quand c’est géré dans l’amour…
Voilà ce qui me préoccupe. Ce n’est pas d’ordonner des femmes qui va sauver l’Église. C’est de faire mûrir un peuple. Il faut que le peuple soit mature, que le peuple soit debout.
À la question de la pédophilie s’ajoute désormais celle de l’abus de religieuses depuis des décennies, peut-être des siècles.
Mets-en! J’ai eu des confidences. C’est incroyable de voir la naïveté des religieuses. Moi j’ai dit à des supérieures majeures: vous ne formez pas des femmes debout. Vous formez des petites filles qui cherchent leur père et qui s’amourachent de tout homme qui leur fait un petit clin d’œil et leur donne une parole agréable, qui leur dit qu’elle est belle. Il y a tout un chantage amoureux qui s’est fait dans la vie religieuse et sacerdotale. C’est triste, mais c’est une réalité dans notre société.
Devant tout ça, je dis qu’il y a un manque de formation, de connaissance. Quand tu essayes de nommer ces réalités-là, on t’exclut, c’est tout.
Serait-ce aussi un problème de misogynie?
Il y a eu des pas. Avant, les femmes étaient complètement exclues. On a ouvert certaines portes: servir la messe, faire des lectures. On a des femmes ministres [ndlr: extraordinaires], qui font des baptêmes, des funérailles, qui font partie du groupe des personnes qui collaborent aux liturgies de la paroisse. Mais il n’y a pas d’égalité. Le sacerdoce est bien la seule profession sur la planète qui est interdite à des femmes. Les femmes peuvent être partout! Mais quand on arrive dans les services d’Église, elle est complètement exclue de toute ordination diaconale, presbytérale.
C’est une ouverture, dans le fond, qui répond à une logique de remplacement: les hommes manquent pour accomplir les tâches…
On veut maintenir la structure de l’Église debout en utilisant des femmes qui vont servir. Et je trouve souvent très malheureux que les femmes au service de l’Église cultivent l’admiration pour le prêtre dans une certaine naïveté. Et je ne suis pas sûre que c’est ça qui va faire avancer l’Église.
Il y a eu des appels à la grève pour les femmes lors des fêtes mariales. On a vu ça au Québec et en Allemagne. Que pensez-vous de cette idée?
Si les femmes ne «patchaient» pas des trous, ça amènerait peut-être plus rapidement une conscientisation de reconstruction de l’Église. Là, d’une certaine façon, elles maintiennent la structure actuelle qui ne tient plus. Et qui ne doit plus tenir.
Sur la question des abus sexuels, qu’avez-vous pensé du nouveau document de la Conférence des évêques catholiques du Canada?
On ne touche pas assez au profond de l’humain. Si on me demandait de former un homme qui est appelé à la prêtrise, de former une femme qui est appelée à la prêtrise, obligatoirement je les amènerais à traiter des angoisses profondes qui sont logées dans des mémoires moléculaires et qui brisent leur affectivité et leur sexualité. C’est comme si on construit des vocations avec une base toute craquée.
Quelle serait cette base, cette profondeur, qu’on n’aborderait pas?
Ma préoccupation première a été de traiter les problématiques humaines. Si je prends la psychologie en général, c’est très cognitif : conscientisation, analyse, évaluation. Ce n’est pas ça qui forme la solidité affective-spirituelle d’une personne. C’est son expérience affective et spirituelle. Et si cette expérience-là porte souvent des blessures passées, dans l’enfance, il faut les traiter.
On a des méthodes thérapeutiques nouvelles aujourd’hui. Mais c’est peu connu.
Qu’avez-vous pensé de ce qui est ressorti de la rencontre de février au Vatican?
Ça reste trop au niveau théorique. Du bla bla bla. L’amour du Christ? D’accord. Mais comment on fait pour vivre dans l’amour? La valeur chrétienne, c’est l’amour, mais concrètement, comment je dois vivre ça cet amour-là?
Certains ont souligné qu’ailleurs dans le monde, on arrive à peine à l’étape de la prise de conscience du problème…
J’ai été 20 ans en Amérique latine. Il y a encore le culte du prêtre. Les prêtres là-bas sont encore presque tous dans la même souffrance de l’immaturité et de la déviance sexuelle.
De quelle souffrance parlez-vous?
Des souffrances de base non résolues. La sexualité, c’est une puissance. La vie et l’amour passent par la sexualité. On est des êtres d’amour et de vie! Donc, la vie est transmise par la sexualité. Mais quand il y a des blessures…
Notre culture est déviante. Les prêtres, religieux et religieuses viennent de cette culture-là. C’était le scandale, la cachotterie. On se ramasse aujourd’hui avec un dégât humanitaire.
Mais le pire du pire, on a aussi une société qui forme à la pédophilie, qui forme à la déviance sexuelle.
À travers quoi? L’idéalisation des corps jeunes?
Oui, mais surtout toute la question de la porno. Ce qui crée la déviance sexuelle, c’est, premièrement, la répression et, deuxièmement, la pornographie. Ce sont les deux extrêmes. Et souvent, la formation sexuelle des prêtres est faite des deux. Il y a beaucoup de répression et, dans leur solitude, avec l’Internet, la pornographie. C’est inimaginable chez les séminaristes.
Dernièrement, j’étais dans un monastère au Québec, où ils ont été obligés de faire venir des techniciens spécialisés pour bloquer la pornographie à leurs membres sur les ordinateurs. Voyons, quelle formation ont-ils eu?
Avec le scandale des abus sexuels, nous sommes beaucoup dans une optique de punition. Mais comme société, on n’est pas capable de faire une réflexion profonde.
L’un des fruits de la porno, c’est l’incapacité de vivre une sexualité humaine avec des réactions génitales, émotionnelles, biologiques, dans l’amour et dans l’engagement d’amour. Ça brise complètement ça. Ça dissocie complètement amour et sexualité.
Et certains pensent que si on enlève l’amour, le sexe est plus intense. C’est pour ça qu’on est rendus avec des robots et des poupées gonflables. C’est mécanique! On a perdu la sexualité humaine. Mais heureusement, dans ce monde en détresse – le monde est souffrant, l’Église est souffrante, les prêtres sont souffrants – il y a du monde qui a la lumière intérieure. Je me dis: c’est l’Esprit divin. Une lumière qui les aide à grandir.
Mais j’ai mal de voir dans quoi nos jeunes sont mis. À 7 ans ils sont déjà dans la porno. L’enfant nait dans une société pornographisée. Ce n’est pas simple.
Vous voyez donc d’un bon œil la réintroduction des cours de sexualité dans les écoles?
Qui va donner les cours? Ça prend des cours. Mais la question, c’est: si grand nombre de nos adultes n’ont pas une sexualité saine, comment peuvent-ils faire une éducation sexuelle saine?
D’un autre côté, il ne faut pas retomber dans la répression sexuelle drastique d’avant. On n’est plus dans ce monde-là. Nos jeunes sont dans un monde hyper-génitalisé. Hyper-pornographisé. Ce n’est même plus hyper-sexuel, c’est hyper-pornographisé. Donc il faut être capable de parler de ça, et de développer un esprit critique sur la pornographie.
Donc vous ne vous faites pas d’illusion: les gens, les jeunes, y seront exposés quoi qu’il arrive.
C’est impossible d’arrêter ça. C’est une industrie multinationale. Le Québec est très pornographisé. Mais tu ne pourras jamais enlever la pornographie, tu as beau mettre tous les blocages que tu veux. Elle est omniprésente. Il s’agit de développer un esprit critique. Il faut qu’on en parle en classe. Mais si les professeurs trouvent ça normal, comment veux-tu qu’ils donnent aux enfants des outils pour se rendre compte de ce qui est bon et pas bon.
Ce serait quoi, par exemple, développer un esprit critique par rapport à ça?
Les enfants en ont vu. Il s’agit de leur dire: est-ce que vraiment ton corps aime ça être traité comme ça? Parce que dans la pornographie, le corps est un objet. Donc, expliquer aux enfants qu’un objet, on peut l’utiliser. Mais il peut aussi servir à détruire. Mais penses-tu qu’un corps humain peut être utilisé comme un objet, juste pour faire des «explosions»?
L’enfant a, on dirait, une plus grande capacité que l’adulte à capter la dignité d’un être humain et la dignité d’un corps. Nous, les adultes, devons être conscients dans quoi naissent nos enfants, et dans quoi ils se trouvent.
Et que diriez-vous aux catholiques québécois désemparés devant l’ampleur de la crise?
Le scandale est une bénédiction. Ça nous amène à décrocher des symboles excessifs et des figures cléricales qui mènent l’Église, et ça oblige à aller à l’intérieur de soi. Où on doit développer une profonde sécurité.
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