Le 21 mars 2020, une chaîne YouTube liée à la cathédrale Holy Trinity de Québec a mis en ligne une vidéo filmée en 1987 lors de la visite de la reine Élisabeth II dans ce lieu de culte anglican. Distribuée en petite quantité à l’époque, on avait jusqu’à tout récemment oublié l’existence de ce document.
(Ce texte a été publié le 2 avril 2020 par l’agence Présence)
«C’est inespéré! Je croyais que nous n’avions que des photos de cette visite», explique Tommy Byrne, gestionnaire du site historique national de la cathédrale Holy Trinity.
La vidéo, qui dure 30:33 minutes, offre un regard unique sur un moment important de l’histoire des liens entre la Couronne britannique et la ville de Québec.
On y voit la reine souriante, habillée en rouge, assister aux vêpres du 23 octobre 1987 en compagnie de son époux le prince Philip. Après une solennelle procession d’entrée, Allen Goodings, qui était alors l’évêque anglican de Québec, leur souhaite la bienvenue.
«Vous êtes le premier monarque régnant à pratiquer le culte à la cathédrale. Et cela fait de cette occasion un événement spécial pour nous», dit-il d’abord en anglais. Puis, il ajoute en français: «Bienvenue ici à Québec. Bienvenue parmi nous.»
La reine et le duc d’Édimbourg sont assis au milieu de la nef, au même niveau que le reste de l’assemblée. À la fin de la célébration, le couple royal est invité à contempler le cadeau envoyé par le roi Georges III, au début du XIXe siècle. Ce trésor qui comprend notamment de splendides vases sacrés, est aujourd’hui exposé en permanence dans la cathédrale. Mais à l’époque, rares étaient les occasions de le voir.
L’évêque accompagne la reine et attire son attention sur certains éléments de la cathédrale en les désignant du doigt. Elle s’arrête ensuite pour apposer sa signature dans un livre d’or.
À la fin de la vidéo, elle retourne à l’extérieur où elle salue la foule et des membres du clergé.
Tommy Byrne rappelle que c’était la troisième visite de la reine à la cathédrale, mais bien la première fois qu’elle participait à une célébration religieuse. Elle l’avait visitée une première fois en tant que princesse, puis une autre fois en 1964, un épisode qui est surtout passé à l’histoire au Québec pour l’émeute du Samedi de la matraque.
«Ce qu’on dit toujours dans toutes nos visites – et cela fait partie du script que je donne à mes guides – c’est le fait qu’ils ont fait le choix de l’asseoir dans l’allée centrale et non dans le banc royal, qui est au balcon», explique M. Byrne.
Une manière de ne pas se placer «au-dessus» de ses sujets royaux, dans un contexte où il demeure facile d’associer la cathédrale Holy Trinity «aux maux de l’empire britannique». Selon lui, cela marque symboliquement le fait qu’elle tient compte de la situation sociale et politique du Québec, notamment en reconnaissant «l’évolution des mœurs et d’une société non-hiérarchisée comme avant».
Mais pour la communauté anglicane de Québec, cette visite reste aussi dans les mémoires pour une célèbre remarque du prince Philip, qui n’a pas toujours eu la langue dans sa poche.
«C’est lors de cette visite-là que le prince aurait dit à des paroissiens que la cathédrale avait l’air d’une ‘vieille dame qui aurait besoin d’être rafraichie’. Cette remarque a servi d’élément déclencheur pour lancer les grandes campagnes de financement puis de restauration dans les années 90», relate M. Byrne.
La cassette VHS
Mais comment a-t-on pu oublier l’existence d’une telle vidéo?
À vrai dire, elle n’a jamais été complètement oubliée. Elle dormait.
La version mise en ligne provient d’un exemplaire sur cassette VHS que possédait un paroissien aujourd’hui décédé, Clive Meredith. M. Meredith fut, pendant plusieurs années, très impliqué à la cathédrale et au sein de la communauté anglicane. Il a même rédigé des ouvrages sur Holy Trinity.
«Mon père l’a achetée vers 1988. Il doit y avoir d’autres copies ailleurs», explique Helen Meredith, sa fille, qui faisait elle-même partie de l’assemblée lors des vêpres en compagnie de la reine.
Elle était jeune lors de cette visite, mais s’en rappelle bien.
«Il y avait beaucoup de monde, c’était excitant», dit-elle.
Pendant longtemps, elle a vu la cassette dans la maison de ses parents à Sainte-Foy. C’est lorsque son père devint malade en 2018 qu’elle l’a récupérée. Curieuse, elle ressortit son lecteur VHS pour la regarder. Elle a y reconnu son père, portant des lunettes fumées, à 1m29.
«On voit et on entend quand même assez clairement la célébration. Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose avec ça!»
Helen Meredith fit faire le transfert sur clé USB et en distribua quelques copies autour d’elle. Avant que son père ne décède, elle a même pu lui montrer la vidéo à partir d’un ordinateur portable.
Puisque la chaîne YouTube liée à la cathédrale voulait mettre en ligne d’autres vidéos, ils en ont profité il y a deux semaines pour ajouter celle-ci.
«En pleine période de coronavirus, des gens ont du plaisir à voir cette vidéo depuis leur maison», se réjouit-elle.
Elle se rappelle aussi d’un autre commentaire royal à cette occasion.
«Dans la communauté, certains ont effectivement compris que la cathédrale avait besoin d’un peu d’amour. Mais on raconte aussi qu’en voyant le cadeau de Georges III, la reine aurait dit à son mari: ‘regarde l’argenterie, ce serait bien d’avoir ça chez nous’», se remémore-t-elle.
Un appel de Buckingham Palace
Le bref générique à la fin de la vidéo confirme qu’il s’agissait d’une production professionnelle d’un cinéaste nommé Denis Boivin. La boîte de production, Dionysos, avait pignon sur rue à Loretteville sur la route… Élisabeth II.
Ça ne s’invente pas.
Quel ne fut pas notre étonnement de constater qu’elle existe toujours. M. Boivin semblait tout aussi étonné de notre appel au sujet de cette vidéo.
«À l’époque, j’habitais au 1, route Élisabeth II. Lors d’une sortie en vélo, je me suis arrêté au bureau du député et j’ai dit que je voulais filmer la reine pour un film», explique le cinéaste.
Quelque temps plus tard, avant la visite, il reçoit un appel de Buckingham Palace. On lui donne des instructions en français: à telle date et à telle heure, rendez-vous au coin des rues de Buade et des Jardins dans le Vieux-Québec.
«Le jour venu, je me présente et j’attends. Soudainement, comme dans un film, je reçois une tape sur l’épaule et un monsieur me dit: ‘suivez-moi.’ Il me conduit à Holy Trinity et dit à la sécurité que j’allais faire un film. J’ai pu passer devant tous les journalistes qui espéraient la même chose!», raconte-t-il.
Il veut filmer le tout sur Betacam, mais un caméraman tente de «saboter» son travail en lui apportant une caméra ¾ de moindre qualité. Il utilise donc une Betacam pour filmer au rez-de-chaussée et installe l’autre caméra au balcon pour des plans larges.
Ce jour-là, il a même l’occasion de serrer la main de la reine. «Elle a des yeux bleus profonds. Tu restes ébloui», dit-il.
En plus de la vidéo dont M. Meredith avait une copie, il utilise les images de la visite de 1987 pour son film De l’épée à la fleur, sur l’histoire de l’anglicanisme au Canada.
Cette demi-heure passée à filmer la reine lui ouvre également des portes. Présent à Ottawa plus tard, la GRC le reconnait et le laisse passer pour lui permettre de filmer Mère Teresa. Cela lui ouvre ensuite les portes du Vatican pour son film Le Pèlerin, sur Jean-Paul II.
Depuis 2017, il travaille sur Le Sang du pélican, son grand projet sur Marie de l’Incarnation.
Des liens culturels profonds
L’historien David Mendel est président de la Fondation de la cathédrale Holy Trinity. Fondateur de Mendel Tours, c’est à lui que les autorités publiques font souvent appel lorsqu’il s’agit d’organiser une visite guidée pour des dignitaires. Au fil des années, il a notamment servi de guide pour les reines du Danemark, des Pays-Bas et de la Suède, ainsi que pour le prince Andrew.
Il estime que la visite d’Élisabeth II à Holy Trinity en 1987 revêt une certaine importance pour la communauté anglicane de Québec car elle manifeste un lien direct avec la Couronne. «Cela renforce des traditions qui remontent à l’Église d’Angleterre. La visite a un certain impact symbolique et émotif, et traduit un sentiment d’héritage», dit-il.
Même si des visites de membres de la famille royale britannique sont souvent accompagnées de critiques au Québec, M. Mendel note que «les frustrations et tensions de 1964 ont beaucoup été canalisées par l’espoir d’une résolution politique». C’est donc une autre ambiance politique qui prévaut en 1987. «Il y avait un aspect nationaliste, mais pas violent. L’ambiance n’était pas volatile comme en 1964.»
Pour les anglicans de Québec, voire les anglophones, cette visite fait plutôt écho à la «profondeur culturelle» des liens qui unissent le Canada et le Royaume-Uni.
À cet égard, il appelle à considérer la relation des Québécois avec la famille royale britannique sur une ligne du temps élargie. Il y a certes eu des périodes de tensions, mais aussi d’enthousiasme et d’admiration, ou du moins de fascination. Aujourd’hui, il voit que plusieurs Québécois francophones semblent plus à l’aise avec leur part d’héritage britannique, que ce soit à travers l’architecture ou des institutions politiques. Le prince William et son épouse Kate Middleton ont bénéficié d’accueils populaires plutôt chaleureux au Québec ces dernières années.
«La famille royale britannique intéresse le public d’une manière étonnante partout dans le monde. Ce n’est pas que notre histoire locale, observe-t-il. Une vidéo comme celle-ci dépasse les questions relevant uniquement de la cathédrale anglicane.»