Pendant des siècles, les traditions religieuses ont permis aux Bulgares d’affirmer leur unicité en résistant à divers régimes d’oppression. Aujourd’hui plus vivantes que jamais, ces traditions orthodoxes restent un important symbole de résistance et d’identité dans le pays.
Il est bientôt minuit à Sofia, la capitale de la Bulgarie. Les rues normalement festives sont presque vides. Tous sont rassemblés avec leurs familles, ou se dirigent tranquillement vers les églises où l’on célébrera la messe de minuit. Dans le pays, on célèbre l’une des fêtes des plus attendues de l’année: Pâques.
Au centre-ville, des dizaines de familles bulgares entrent dans l’emblématique cathédrale Alexander Nevsky. De puissants projecteurs, installés pour la cérémonie qui sera transmise en direct à la télévision, mettent en valeur les fresques colorées de saints hommes ornant les murs et les dômes. On fait la file pour acheter de longues chandelles au petit kiosque près de l’entrée. Allumant avec précaution leur bougie, plusieurs les placent sur de lourds chandeliers en priant et en faisant plusieurs fois le signe de croix.

Il n’y a ni bancs ni autel dans cette église orthodoxe. Tous les fidèles s’entassent près d’une allée où bientôt s’avancent solennellement le patriarche de l’Église orthodoxe bulgare et le président Rumen Radev. Les prêtres ferment la marche au son de chants liturgiques. Bientôt, tous les fidèles allument soigneusement leur bougie et sortent dans la nuit printanière. Dans la paume de leur main, tous protègent leur flamme contre la brise. Selon la croyance, leurs péchés seront pardonnés s’ils réussissent à faire le tour de l’église par trois fois en gardant leur flamme allumée.
Une fois le rituel terminé, des familles sortent des œufs de Pâques de leur sac à dos sous les exclamations de joie des enfants. Un œuf coloré dans la main, on procède au combat: chacun cogne une fois sur le dessus de l’œuf de l’adversaire. L’œuf non craqué est déclaré gagnant.
«Le premier œuf est peint en rouge», détaille en souriant Steven Genchev, un jeune homme bulgare rencontré dans un parc. Le jeudi ou le samedi avant Pâques, les familles plongent les œufs durs dans un mélange d’eau, de vinaigre et de teinture. La couleur rouge de ces premiers œufs teints symbolise le sang du Christ.
«Ma mère passe toujours cet œuf sur mon front pendant que je dors», poursuit-il, en énumérant quelques traditions religieuses plus vivantes que jamais dans le pays.
Lors du dimanche des Rameaux, les prêtres bénissent les fidèles en passant des fleurs trempées dans l’eau bénite sur leurs visages. Pour marquer l’épiphanie, de jeunes Bulgares plongent dans les eaux glacées de lacs et de rivières pour y repêcher des crucifix; selon la croyance, les chanceux seront protégés des mauvais esprits et resteront en santé pour le reste de l’année.
Pour plusieurs Bulgares comme Steven Genchev, les traditions comme celle de Pâques ont joué un rôle non négligeable pour préserver et forger l’identité de la petite nation européenne, longtemps soumise à d’autres empires au long de son histoire.

La religion, un drapeau culturel
Dans un étroit passage, le guide Martin Valentinov Zashev rassemble son petit groupe de visiteurs. Depuis 10 ans, il raconte, dans les rues de la ville, la vie sous le régime socialiste en place pendant 45 ans dans le pays. Si la Bulgarie n’a jamais fait partie du bloc soviétique, le pays était un proche allié de Moscou et était d’ailleurs surnommé «la 16e république». Derrière le guide touristique s’élève une humble petite chapelle, dissimulée par une façade de béton bâtie pendant la période socialiste. Un peu plus loin, la rotonde Saint-Georges, église datant du IVe siècle, a été encastrée dans le ventre d’imposants édifices ministériels de l’ère soviétique.
«Les églises n’ont pas été détruites, mais elles ont été dissimulées, observe Martin Valentinov Zashev. Pendant cette période, la religion n’était pas interdite, mais imaginez qu’on note votre nom sur un papier lorsque vous voulez entrer dans l’église. Imaginez que l’homme en soutane dans cette même église n’est pas nécessairement un prêtre, mais un agent des services de renseignements!»
Dans ce régime socialiste hostile à la religion, les pratiques se replient dans l’intimité des foyers. Les masses continuent néanmoins de défier l’ordre établi en célébrant la populaire fête de Pâques.
Il ne s’agissait pas de la première fois que les Bulgares voyaient leur liberté religieuse bafouée dans leur histoire. Pendant 500 ans, la nation a été sous l’égide de l’Empire ottoman. Si les minorités religieuses étaient tolérées sous l’empire, les chrétiens devaient toutefois s’affranchir d’une taxe spéciale, au péril de voir leurs enfants enrôlés de force pour devenir des janissaires, des soldats d’élite protégeant le palais.
«En dépit d’avoir été sous l’emprise de l’Empire ottoman pendant 500 ans, la fête de Pâques nous a aidés à chérir cette culture, ce langage cyrillique et de pouvoir continuer à vivre sous le règne des Ottomans, opine le prêtre Valentino Kantarjiev de l’église de Sveti Sedmochislenitsi à Sofia. On a eu tellement d’oppression, et d’avoir cette grande célébration qui nous rassemble, cela nous a aidé, c’est une part de notre identité.»
Après les périodes ottomane et soviétique, il y a eu un certain renouveau de la religion dans le pays. Sur les 7 millions de personnes vivant en Bulgarie, 5 millions sont de confession chrétienne orthodoxe et la moitié d’entre elles célèbre Pâques chaque année, calcule le directeur du département de Philosophie des religions à l’Université de Sophia, le docteur Stefan Penov.
Pour le prêtre Valentino Kantarjiev, la fête de Pâques n’est pas seulement un marqueur culturel, mais aussi une coutume permettant de rapprocher d’autres peuples chrétiens.
«En dépit de nos différences culturelles, Pâques nous rapproche de pays comme la Grèce, la Serbie, la Roumanie ou l’Ukraine, dit-il. Même maintenant qu’il y a la guerre entre deux nations chrétiennes, nous sommes avec la Russie et l’Ukraine dans leurs souffrances, notre foi nous donne espoir que cela [la guerre] peut cesser.»