«J’avais à peine onze ans. Je me revois, tout fier d’annoncer à mes oncles que je vais entrer au petit séminaire. Et eux de rigoler: ‘Tu vas aller te faire taponner [tripoter] par les Pères’», raconte le théologien Jean-Guy Nadeau dans Une profonde blessure (Médiaspaul, 2020), son incontournable livre consacré aux abus sexuels dans l’Église catholique.
Toutefois, nulle part le théologien québécois n’indique-t-il que le séminaire où il ira étudier durant six années est celui de Chambly, l’ancien Juniorat des Oblats de Marie-Immaculée.
C’est précisément ce collège qu’a fréquenté l’auteur et dramaturge Guy Fournier. Dans son autobiographie Jamais deux sans moi (Les éditions du Journal) qui vient tout juste d’être publiée, il y révèle que le supérieur d’alors du Juniorat de Chambly, l’oblat René Lebel, qui était aussi son directeur spirituel, a non seulement abusé de lui, mais aussi de son jumeau Claude, le cinéaste, et de leur jeune frère, Jean-Pierre Fournier, un journaliste décédé en juillet 2023.
Directeur spirituel
Dans l’introduction de son bouquin sur les agressions sexuelles commises par des prêtres et des religieux, Jean-Guy Nadeau rappelle qu’il a connu «les confessions et les directions spirituelles dans la chambre de mon directeur spirituel, une situation d’autant à risque que j’étais suggestible, une proie facile».
«Il ne m’est rien arrivé de fâcheux», confie-t-il. «Ça me semble si étonnant, au vu des révélations des dernières années, que j’hésite en l’écrivant. Et si j’avais oublié?»
Questionné sur son passage à Chambly et sur les révélations de son confrère Guy Fournier, Jean-Guy Nadeau confirme ne pas avoir entendu parler de gestes répréhensibles qu’aurait commis l’ex-supérieur Lebel, quinze années plus tôt au séminaire de Chambly.
Le «bon père» Prieur
Quel est donc le nom du directeur spirituel du jeune Jean-Guy Nadeau? «C’est celui qu’on appelait ‘le bon père’ Prieur», se souvient-il.
L’oblat Réal Prieur est, au milieu des années 1950 et jusqu’à son décès, le supérieur du petit séminaire de Chambly, l’institution qui accueille les étudiants qui en sont à leur première année au collège. Le directeur du «pavillon des jeunes» est décédé subitement à Chambly en décembre 1964. Il était âgé de 42 ans. (Il venait tout juste de terminer une conférence devant des parents d’élèves lorsqu’il s’est effondré, raconte la presse locale.)
Le nom de cet oblat, décédé il y a six décennies, est de nouveau mentionné ces jours-ci. Il apparaît dans un document judiciaire lié à l’action collective intentée contre les Oblats de Marie-Immaculée.
En fait, le tableau anonymisé des victimes présumées de prêtres et frères oblats affiche non pas une mais bien huit fois le nom de Réal Prieur. Et peut-être neuf fois puisque que la victime 250 – il y en a 374 dans la liste du 28 août 2023 – ne se souvient plus du nom de ce prêtre «qui accueillait les nouveaux élèves au Séminaire de Chambly» et qui lui a fait des attouchements en 1960.
Le divan
Jean-Guy Nadeau, lui, se souvient fort bien du bureau de son directeur spirituel. «C’était aussi sa chambre», dit-il. Devant le divan où il prenait place, il y avait un prie-Dieu sur lequel était apposée une image du Christ flagellé «en raison de nos péchés», avait-on pris la peine d’inscrire.
«C’est très impressionnant pour un garçon de mon âge», dit-il. «On se met à genoux, on se confesse dans la chambre même d’un prêtre». Au téléphone, Jean-Guy Nadeau répète ce qu’il a écrit dans Une profonde blessure. Son conseiller spirituel, le père Réal Prieur, ne l’a jamais agressé.
Mais le tableau des victimes est formel: l’oblat a abusé d’au moins huit de ses jeunes confrères, certains à répétition. «C’est troublant de savoir que des enfants ont été abusés sur le divan même où je me suis assis», dit le théologien, saisi d’émotion.
Une victime
Quelques heures plus tard, un ex-confrère de Jean-Guy Nadeau au séminaire de Chambly achemine une note à Présence.
Employé fédéral, producteur agricole, dirigeant régional de l’Union des producteurs agricoles, directeur général de la Fédération franco-ténoise et aujourd’hui à la retraite, Léo-Paul Provencher venait d’apprendre que son ami le théologien Nadeau avait discuté de ses souvenirs du séminaire de Chambly (et du père Prieur) avec un journaliste.
L’homme de 76 ans veut témoigner lui aussi de ce qu’il a vécu dans cette institution scolaire.
Il raconte qu’à l’âge de 13 ans, en première année du cours classique, il a choisi «le bon père» Prieur – ce sont ses mots – comme conseiller spirituel. «Mes parents avaient été impressionnés par son apparente gentillesse.»
Il se souvient que les rencontres tenues dans le bureau et la chambre de l’oblat étaient rapprochées, «aux deux semaines, je crois».
Après quelques rencontres, le prêtre «a commencé à venir s’asseoir à côté de moi sur son divan».
Soixante ans plus tard, Léo-Paul Provencher ne se rappelle aucunement ce qui était discuté lors de ces entretiens. Mais il n’a rien oublié des abus qu’il y a subis.
«Il a commencé à me flatter la peau sous ma chemise, à m’embrasser. Il m’a infligé ce traitement plusieurs fois. Puis, il en est venu à fouiller dans mon caleçon.»
«J’étais complètement gelé, figé, dominé, écrasé», confie-t-il aujourd’hui.
«Je ne comprenais absolument rien de ce qui se passait. Mais cela m’avait tant affecté que mes notes scolaires ont beaucoup baissé. Un professeur m’avait même demandé ce qui se passait mais je n’ai rien dit.»
En fait, «cela m’a pris 52 ans avant d’en parler», admet-il. Il y a deux ans, il s’est inscrit à l’action collective intentée contre la congrégation religieuse. Il a aussi choisi d’écrire un livre sur les abus sexuels dont les hommes sont victimes. Ce bouquin de 322 pages est présentement à l’étape de l’édition.
«J’y décris clairement mon expérience de victime au séminaire» de Chambly, assure-t-il. Mais son bouquin sera l’occasion de redire combien il est essentiel pour les victimes de dénoncer leurs abuseurs, et cela même si les gestes reprochés ont eu lieu il y a plusieurs décennies.