Je me suis surpris cette semaine à reprendre ma belle-maman, qui vit avec nous, au sujet d’un bris de mobilier. Celle-ci, en son âge vénérable, se cassait la tête à ce propos à n’en point dormir. J’ai fini par lui dire que ce n’était qu’un fauteuil, que ça se répare et que c’est bien moins grave que des bombes qui nous tomberaient dessus!
C’est comme si je l’avais soudainement saisie au point où elle a changé radicalement de ton. «Tu as raison, me dit-elle, il faut remercier Dieu parce que nous sommes épargnés.»
Cette affirmation m’a percuté sur la manière dont nous concevons la Providence et les raisons de notre gratitude. J’ai repris mon aînée – une femme parmi les plus pieuses que l’on puisse trouver – avec mon air le plus indigné: «Qui sommes-nous pour que Dieu nous épargne et pas les Ukrainiens? Comment Dieu peut-il être si injuste?» Sa seule réponse fut tout aussi tranchée: «C’est un mystère qui appartient à Dieu.»
Ainsi, en renvoyant à Dieu seul la conception qu’on se fait de lui, on réglerait le problème de cette croyance qui, aujourd’hui, fait réellement problème en cette génération, à preuve ce joueur de hockey montréalais évacué de Marioupol, qui, à Tout le monde en parle, disait ne pas pouvoir ressentir de joie pour son propre sauvetage quand tant d’autres ne parviennent pas à fuir cette tragédie.
Dans un monde qui aspire à la liberté et à l’autotranscendance, il va de soi que l’image de Dieu que l’on véhicule peut tout autant nous servir que nous embarrasser.
Embarrassante, cette image devrait l’être pour nous, privilégiés de cette planète, à qui il arrive si souvent de nous sentir bénis en contemplant tout ce que nous possédons: le nécessaire, l’utile et le luxe. Mais également de rendre grâce pour les conditions de notre existence: une société permettant la liberté de choix et d’expression, un accès étendu aux ressources, à l’alimentation, à l’eau, à des habitations adaptées au climat, à des emplois variés et à la facilité d’en changer sans conséquences, à la sécurité et aux relations la plupart du temps non conflictuelles. Nous prenons part à ce monde qui a tout, mais qui se plaint aussi de tout, même pour un meuble dont le petit moteur électrique ne parvient plus à faire se lever nos jambes lorsqu’on s’y assied.
Conflits religieux
Revenons à l’Ukraine et à la Russie. Il y a quelques années, une rupture a eu lieu entre les orthodoxes russes et les orthodoxes ukrainiens, ces derniers obtenant le statut d’Église autonome. Ce conflit s’est étendu à toute l’orthodoxie qui a dû se distancer de l’Église russe. On ne mesure pas à quel point on a «engagé» Dieu dans ce conflit déjà à partir de ces querelle religieuses.
Quoi qu’on en dise, toutes les guerres sont aussi des guerres religieuses. Car les soldats partent avec leur religion, leurs croyances, leurs superstitions. Leurs proches et ceux qui les soutiennent les partagent. Leurs chefs exhortent les responsables religieux à les soutenir par leurs prières afin que Dieu ne demeure pas étranger à leurs combats, peu importe si la cause est juste ou non. Et pensons aux peuples concernés qui invoquent la victoire en s’adressant à tous les saints du ciel!
Ainsi, il y aurait un Dieu russe et un Dieu ukrainien. Un Dieu pour les riches et un Dieu pour les pauvres. Un Dieu pour la classe moyenne et un autre pour les peuples en développement. Un Dieu pour les États colonisateurs et un autre pour les nations qu’ils s’assujettissent. Un Dieu pour les maîtres, un autre pour les esclaves. Dieu est partout, disait-on autrefois, mais on le veut surtout derrière nous. Dieu a bon dos.
Dieu, engagé dans cette guerre
En réalité, Dieu est le plus impuissant des belligérants de cette guerre, comme de tout conflit d’ailleurs. Et c’est l’amour qui le rend si faible.
S’il existe vraiment – et s’il est vraiment ce qu’on lui colle de «plus qu’humain» sur le dos – alors il ne peut prendre parti. S’il connaît le cœur humain, il sait combien celui-ci est capable du meilleur et du pire. Et si l’humain commet l’irréparable, son Dieu qui l’aime d’une folie divine voit encore en lui la possibilité du meilleur. C’est le propre d’une mère, d’un père, de toujours aspirer à ce que ses enfants trouvent leur voie, deviennent des gens de bien, respectés et respectables. Alors si Dieu est mère-père, il ne peut se ranger d’un côté ni de l’autre.
Mais à quoi peut bien servir un Dieu aussi insignifiant? Certainement pas à nous conforter dans nos positions qui excluent, qui divisent, qui provoquent le mal, qui entraînent à la guerre. Aucun va-t’en guerre ne peut se vanter d’avoir Dieu pour lui. La guerre est toujours un échec. Mais parfois pour sortir de l’échec il faut s’y enfoncer. Même Dieu y est pris au piège.
Et si nous regardons bien en notre être au plus profond, nous pouvons saisir que nous sommes, la plupart du temps, un peu responsables des guerres des autres. Nos valeurs universalisées, nos cultures labellisées supérieures, nos choix de vie insouciants, nos désirs de consommation incontrôlés, nos nationalismes exacerbés, nos solidarités inéquitables, nos envies de nous servir en premier, de nous protéger à tout prix, tout ça concourt à laisser monter le sentiment d’injustice qui règne sur la planète, surtout pour la majorité qui est bien loin de profiter des mêmes «bénédictions» divines.
La première des injustices est celle de notre naissance. Nous venons au monde là où nous sommes plantés. Pour certains, ce sera la facilité, l’abondance alors que pour d’autres ce sera la misère et le malheur. Notre responsabilité, lorsque nous avons tiré le bon numéro, n’est pas tant d’en remercier Dieu que de faire ce qu’il estime juste: établir les conditions de la solidarité pour que tous trouvent un véritable accès à ce qu’il convient de considérer comme le seul bien essentiel, la dignité humaine.
Ce cadeau divin vient avec une responsabilité. Tous les humains la ressentent, au fond d’eux-mêmes. C’est un cri, un appel à reconnaître que la dignité est la valeur qui transcende le sort de chaque être humain. Le reconnaître, c’est prendre conscience qu’en retour, notre unique destin consiste à créer la sororité, la fraternité de toute l’humanité! Parce qu’une vie sauvée, à elle seule, redonne sa dignité à quiconque y a contribué. La seule chose qu’un Dieu non arbitraire ferait serait de nous poser cette question: combien de vies de mes fils et de mes filles sauverez-vous d’ici la fin de cette guerre insensée? Sa toute-puissance est entre nos mains.