Jenna Smith reconnaît volontiers avoir été surprise par les résultats du sondage et de l’étude qu’elle a coordonnés sur la réponse des Églises du Québec face à la problématique de la violence conjugale.
«Surprise, oui. Mais surtout troublée», lance la responsable de l’engagement et de la sensibilisation auprès de Direction chrétienne, un organisme œcuménique.
Pourtant les sociologues qui ont travaillé avec les artisans du Projet Rapha (guérison en hébreu) les avaient bien prévenus. Ce qu’on peut observer dans la société en général se reflète semblablement dans le monde religieux.
Le sondage mené par le Projet Rapha auprès de 503 adultes (331 femmes et 172 hommes) qui ont accepté librement d’y répondre révèle que les deux tiers des répondants connaissent une ou plusieurs fidèles de leur Église qui ont été victimes de violence conjugale. Pire, une personne répondante sur trois se considère «victime ou occasionnellement victime» de violence conjugale. Dans 18% des cas, les conjoints ou partenaires de ces victimes occupent des postes au sein d’une paroisse, d’une communauté et même d’une Église.
Des résultats particulièrement troublants obtenus par ce sondage comportant 45 questions indiquent aussi qu’une victime sur deux a osé dénoncer cette violence auprès de sa paroisse, de sa congrégation ou de son Église. Et que la réaction de la communauté à cette situation a été plus qu’ambiguë. Dans 40% des cas, on a offert de l’aide ou référé la victime à des organismes du milieu.
Mais pour autant de victimes, la réponse de l’Église ou de la paroisse s’est avérée «inutile, voire nuisible».
Jenna Smith n’hésite pas à donner des exemples de réactions néfastes, toutes mentionnées lors d’entrevues avec des victimes de violence. «On dit à des femmes que leur souffrance doit être endurée puisque Jésus, lui, a souffert». D’autres fois, on a lancé que «la femme doit être soumise» à son conjoint ou partenaire. Et bien sûr, que «l’Église ne tolère pas le divorce». Une femme s’est même «fait dire qu’une divorcée, c’est pire qu’une prostituée», dit-elle.
De tels propos, lorsqu’ils sont prononcés par des leaders religieux, vont décourager les femmes à quitter la situation de violence dans laquelle elles se trouvent, déplore Jenna Smith.
Silence ecclésial
«Franchement, on espérait bien obtenir de meilleurs résultats» au sein des communautés chrétiennes du Québec, avoue la coordonnatrice du Projet Rapha. «Mais on constate que ça ne va pas bien du tout et surtout que le sujet de la violence domestique, on n’en parle pratiquement pas dans nos Églises.»
Elle s’empresse de préciser toutefois que 17% des répondants ont reconnu que «leur paroisse ou leur Église a pris des mesures pour sensibiliser les fidèles» à cette problématique. Mais pour les autres, il n’y a pas assez ou même carrément pas «d’initiatives d’éducation, de sensibilisation et de prévention» dans les communautés sur la problématique de la violence conjugale.
Les personnes qui ont répondu au sondage s’identifient tous comme chrétiens ou chrétiennes et sont liées à des Églises évangéliques, protestantes traditionnelles ou à l’Église catholique. La majorité (61 %) fréquente un lieu de culte une fois par semaine et 8 %, une fois par mois. De plus, 58 % des répondants participent à des activités religieuses durant la semaine (cercles d’entraide, comités de fabrique, groupes d’études bibliques).
Entrevues avec des victimes
Après la compilation des réponses au sondage, les responsables du Projet Rapha ont recueilli les témoignages de treize femmes victimes de violence domestique.
«Ce sont toutes des survivantes», dit Jenna Smith. Elles ont en commun d’avoir été victimes de la part de leur partenaire amoureux, d’avoir mis fin à cette relation abusive et d’être «de foi chrétienne ou étaient branchées à une communauté chrétienne au moment de l’abus».
De plus, chacune de ces femmes, «à l’exception d’une», précise-t-on, «avait un partenaire qui se disait chrétien». Huit de ces partenaires occupaient même un rôle de responsabilité dans leur Église respective.
Les témoignages recueillis – le document qui les résume compte 84 pages – montrent que la violence dite spirituelle est très présente. Elle prend des formes diverses comme la remise en question «de la foi de la survivante en utilisant les Écritures pour la forcer à se soumettre aux demandes du partenaire». D’autres fois, c’est le partenaire qui «tente de contrôler ou d’arrêter l’engagement [d’une femme] au sein de son Église» ou qui lui interdit de dénoncer la violence auprès de sa communauté «afin de protéger le rôle de ministère de l’abuseur».
Même si elles ne sont pas toujours bien reçues par leurs pasteurs, «les survivantes ont souligné l’importance d’être crues lorsqu’elles divulguent leur histoire». Elles auraient souhaité obtenir «un soutien dénué de jugement» auprès des membres et des leaders de l’Église, notamment pendant et après leur séparation d’avec leur conjoint violent.
Recommandations
Au terme de cette enquête sur la violence conjugale et les réponses des Églises chrétiennes face à cette problématique, les responsables du Projet Rapha ont soumis quelques recommandations aux Églises et communautés de foi.
«Notre première recommandation, c’est qu’il est temps d’en parler. Les chrétiens ne veulent pas que cette situation soit passée sous silence», dit Jenna Smith. Elle souhaite de plus qu’une personne par paroisse – «que ce soit un bénévole, le pasteur ou le prêtre» – soit formée afin d’apporter de l’aide lorsqu’une victime se manifeste à la communauté. «On n’a pas besoin d’être un expert ou une experte. Mais on doit connaître le numéro de téléphone d’un refuge pour femmes du quartier ou celui des services sociaux», explique-elle.
«Il faut travailler dès aujourd’hui, dans les différentes Églises du Québec, à créer une culture de non-jugement et d’écoute», ajoute la responsable de Direction chrétienne. «Si une personne se présente chez nous et mentionne qu’elle est divorcée, on doit l’accueillir sans jugement», dit-elle.
Enfin, une recommandation, bien «risquée» reconnaît-elle, conclut cette enquête. «Il faut briser les cycles de violence. Une femme qui est victime de violence conjugale doit savoir qu’il existe une porte de sortie».
Au terme de cette enquête, «nous avons osé prendre position, au risque de se mettre dans l’eau chaude», dit-elle. Les Églises chrétiennes doivent reconnaître que «la violence conjugale est une raison légitime à la séparation et au divorce» et que «les survivantes ne devraient pas être tenues de demeurer dans une relation abusive».
Pour Jenna Smith et les responsables du Projet Rapha, «la sécurité des femmes doit toujours être priorisée, bien avant la réconciliation».
Rapha Québec: initiative chrétienne québécoise contre la violence domestique
– Le sondage
– Les témoignages
– Les recommandations