Nous sommes en 1816 dans le port breton de Brest. Malgré l’heure tardive, les marins s’activent dans un tourbillon incessant. Des voix s’élèvent dans le noir, impératives. Personne n’a le droit à la moindre erreur, sinon le chargement sera perdu à jamais. Dans un coin, un homme observe la scène avec intérêt. Sur son visage, on peut lire une sorte de joie inquiète. Sa cargaison embarque enfin. Demain, elle partira pour un long voyage à travers l’Atlantique. Si Dieu le veut, dans quelques semaines ses toiles, représentant des scènes religieuses, débarqueront au port de New York. L’homme, dont la soutane claque au vent, peut enfin retourner à ses ouailles. Les œuvres d’art, rescapées de la Révolution française, sont destinées aux églises du Bas-Canada. L’abbé n’a qu’un souhait: que les saints de ces tableaux veillent sur la traversée.
Ces lignes pourraient très bien être les premières d’un roman d’aventures ayant pour trame les tableaux achetés par l’abbé Philippe Desjardins au lendemain de la Révolution française.
« C’est une épopée fantastique! », lance Daniel Drouin, conservateur de l’art ancien et responsable de la collection d’art inuit du Musée des beaux-arts du Québec. En entrevue, il raconte avec passion l’étonnante histoire des tableaux, environ 200, achetés par cet ecclésiastique qui a séjourné avec son frère, l’abbé Louis-Joseph Desjardins, au Bas-Canada durant les persécutions de la Révolution française
Ces œuvres d’art, dont plusieurs proviennent de grands peintres, font l’objet de l’exposition Le fabuleux destin des tableaux des abbés Desjardins qui se déroule au musée jusqu’au 4 septembre. Elle souligne le bicentenaire de leur arrivée en terre canadienne en janvier 1817.
Échapper à la Révolution française
Un des premiers chapitres de cette aventure se déroule au moment de la Révolution française. « En 1790, le régime en place ferme toutes les églises de France. On vide les églises, les chapelles. C’est un cataclysme pour l’Église catholique! » Des milliers d’œuvres d’art sont entreposées. Cette collection servira éventuellement de base à celle du Muséum central à Paris, l’ancêtre du Musée du Louvre.
Pour échapper au tumulte, les abbés Desjardins se réfugient en Angleterre. L’évêque de Québec qui y séjourne alors leur propose d’exercer leur ministère à Québec. C’est ce qu’ils font. Parfaitement intégrés dans l’Église du Bas-Canada (Québec), les frères constatent la pénurie d’œuvres d’art religieux.
En 1802, l’abbé Philippe Desjardins rentre en France. L’époque de la Grande Terreur est terminée. Napoléon a signé un concordat permettant à l’Église catholique d’exercer ses activités. Au pays, l’abbé Desjardins apprend que sa famille a de graves ennuis financiers. C’est là qu’il décide d’acheter des toiles dans le but de les revendre aux églises du Bas-Canada et d’aider ainsi sa propre famille. L’abbé achète un premier lot de tableaux en 1803. De qui? « Nous ne le savons pas! A-t-il fait affaire avec des collectionneurs particuliers? Nous n’en avons aucune idée! Nous ne savons absolument rien! »
Ce que l’on sait par contre, c’est qu’en 1810, l’abbé achète un autre lot. Pour finaliser sa transaction, il doit attendre 1817, lorsque ses toiles arrivent enfin à Québec en plein hiver.
Des tonnes de copies
Une fois remises en état, les toiles sont vendues par l’abbé Louis Joseph Desjardins à des curés et à des communautés religieuses. Ceux qui n’ont pas la chance d’acheter les originaux demandent alors des copies des toiles. Quarante des tableaux importés par l’abbé Desjardins sont recopiés 170 fois.
Les toiles des abbés Desjardins ont donc servi de modèles à des artisans, comme des peintres de carrioles, sans expérience artistique. Ils ont provoqué une véritable révolution dans le domaine de l’art au Bas-Canada.
« Cette arrivée massive de tableaux français a constitué un bassin iconographique unique, exceptionnel. Elle a suscité des vocations artistiques et a donné naissance à la véritable peinture québécoise, canadienne. Nos artistes se sont fait la main là-dessus. »
Aujourd’hui, seuls 95 des 200 tableaux originaux ont survécu au passage du temps. Bien des mystères restent encore à élucider. « La reconstitution de ce véritable casse-tête historique va se faire à long terme », croit M. Drouin.
L’épopée est loin d’être terminée, car dans quelques mois des tableaux du fonds Desjardins retraverseront l’Atlantique, pour la première fois depuis 200 ans, pour être exposés au Musée des Beaux-Arts de Rennes, en France.