Avoir de la sollicitude pour les jeunes, reconnaître les capacités uniques de chaque élève, adapter son enseignement. Ce ne sont pas les principes d’un manuel de pédagogie récent, mais les valeurs à la base du travail éducatif d’Élisabeth Turgeon, fondatrice des Sœurs de Notre-Dame du Saint-Rosaire (auparavant sœurs des Petites-Écoles) au 19e siècle. Cette femme à la santé fragile a fondé une communauté d’éducatrice à partir de presque rien et, en six ans, elle a laissé sa marque sur la région de Rimouski. Sœur Gabrielle Côté, R.S.R., partage ce qui l’a particulièrement marqué et qui est moins connu au sujet de la fondatrice de sa congrégation.
Élisabeth Turgeon naît en 1840 à Beaumont, sur la rive sud de Québec. D’une santé fragile dès sa jeunesse, elle fait une partie de sa scolarité à domicile. À 20 ans, elle entre à l’École normale Laval afin de devenir institutrice. Elle obtient son diplôme et travaille dans différentes écoles, malgré des arrêts forcés par son état de santé.
Malgré tout, elle se démarque rapidement, notamment auprès de Jean Langevin, alors Principal de l’École normale Laval. Quand ce dernier est nommé évêque de Saint-Germain de Rimouski (un diocèse immense où les gens ne savent bien souvent ni lire ni écrire), il demande à Élisabeth Turgeon de diriger une petite société d’institutrices en voie de formation à Rimouski. Cette dernière y déménage en 1875.
Former une congrégation contre vents et marées
À l’époque, explique sœur Côté, les femmes mariées ne pouvaient pas enseigner. Pour Élisabeth Turgeon, former des institutrices qui ne travaillent que quelques années est loin d’être idéal : elle souhaite fonder une congrégation de sœurs dédiées à l’enseignement. Mais pour ce faire, «elle a dû se débattre, dans un grand respect» pour faire accepter son idée à monseigneur Langevin. Elle et 12 autres femmes prononcent finalement leurs vœux en 1879.
Le contexte est difficile pour elles, avant et après la fondation de la congrégation. L’évêque est d’abord opposé à la création d’une communauté religieuse, puis il ne croit pas à son avenir. De plus, le nouveau diocèse est loin d’être riche et les institutrices ne sont pas toujours payées justement. Le travail d’Élisabeth Turgeon et de ses collègues se fait donc dans une grande pauvreté. Par exemple, avant 1879, les femmes qui s’installent dans la communauté à Rimouski arrivent avec quelques objets qui peuvent servir aux autres institutrices, mais elles reprennent leurs biens si elles quittent l’enseignement. Au fil du temps, l’évêque déplace aussi régulièrement les institutrices d’une maison à une autre. Elles doivent alors laisser à d’autres leur demeure et leurs jardins bien entretenus pour repartir de rien.
La situation est telle, raconte sœur Côté, qu’Élisabeth Turgeon a un jour envoyé une novice voler du bois à l’évêque pour se chauffer, disant que, quand les moyens le permettront, elles informeront et rembourseront l’évêque. « C’est une femme audacieuse, ce qu’on ne peut pas soupçonner, car elle était toujours malade. Mais elle avait une audace, un courage et du discernement pour saisir les moments où il fallait interpeller l’évêque pour sa congrégation. »
Cette pauvreté a toutefois failli causer la fin de la communauté, poursuit sœur Côté, pendant la «nuit d’angoisse». « Élisabeth Turgeon a convoqué toutes les sœurs et novices alors qu’elle était alitée et malade et, comme elles étaient dans une pauvreté indescriptible, elle leur a dit “Je vous rends votre liberté, retournez chez vous. Je partirai la dernière.”» Les sœurs passent alors la nuit à la chapelle avant de revenir voir Élisabeth Turgeon et de lui dire qu’elles ne partiraient pas. «Ça a été comme un nouveau départ dans la congrégation.»
Une vision éducative à l’avant-garde
«C’était une avant-gardiste», s’exclame sœur Côté en parlant de la pédagogie d’Élisabeth Turgeon. «Sa base, c’était : il faut aimer les jeunes, leur manifester de la tendresse et de la sollicitude, les valoriser, croire en eux.»
Son approche novatrice porte des fruits dès ses premières années de travail à Québec. Sœur Côté raconte qu’un jeune de 14 ans, «pas endurable, peut-être parce qu’on ne savait pas comment s’y prendre avec lui», régulièrement renvoyé de l’école, a finalement passé 4 ans dans la classe de la jeune femme.
Quand Élisabeth Turgeon envoie des sœurs dans des communautés rurales, elle leur dit de s’adapter à l’horaire des enfants, sachant que plusieurs devaient travailler avec leurs parents. Et chaque été, les sœurs reviennent à Rimouski faire de la formation continue.
Selon sœur Côté, pendant une période, les sœurs de Notre-Dame du Saint-Rosaire se sont un peu éloignées de la pédagogie de leur fondatrice, qui a été retrouvée plus fortement à la suite de Vatican II.
Sœur Côté a elle-même suivi l’exemple de sa fondatrice quand elle enseignait la religion dans des polyvalentes québécoises, avec des résultats convaincants. La religieuse se rappelle qu’un jeune de sa classe avait 40 % de moyenne et, voyant cela, elle l’a pris à part. «J’ai dit : “moi, je trouve que ce n’est pas une note pour toi. Quand je te regarde, tu as les capacités. Je te demande d’augmenter de 15 % pour la prochaine étape.” Il a fini l’année à 75 % et des années plus tard, devenu un homme marié, il m’a dit “vous avez cru en moi.” Les jeunes doivent sentir qu’on croit en eux.»
La synodalité avant François
Morte à 41 ans en 1881, que retenir d’Élisabeth Turgeon outre sa pédagogie ? Sœur Côté souligne qu’elle vivait la synodalité avant l’heure, étant toujours ouverte et à l’écoute des autres. «Elle n’écrivait jamais une lettre à ses sœurs dans une paroisse sans saluer le curé, les parents. Elle ne manquait jamais d’écrire un mot pour les enfants, leur demandant de prier pour elle. Elle se préoccupait des sœurs et envoyait parfois du vin à une sœur qui n’allait pas bien. C’est ça la synodalité.»







































