« Il y a maintenant autant d’athées que de croyants au Québec », rapportait Le Devoir du 22 octobre 2021 en commentant un récent sondage Léger. Quand on leur demande, en effet, s’ils croient en Dieu, 51 % des Québécois répondent oui et 49 % disent non.
Si quelque chose étonne, dans ce résultat, malgré le titre de l’article qui évoque « l’adieu à Dieu », c’est plus, à mon avis, la persistance de la croyance en Dieu que son effacement, que j’estimais, je l’avoue, plus avancé. Quoi ? Il y a encore la moitié des Québécois qui reconnaissent croire en Dieu ? Ça me surprend. Quand je regarde autour de moi, quand j’entends ce qui se dit dans la société sur la religion en général et sur le catholicisme en particulier, j’ai plutôt l’impression que la foi de type religieux est devenue une expérience très minoritaire, chez les francophones surtout.
Question d’âge, alors ? Oui, mais en partie seulement. À l’échelle canadienne, cette fois, le sondage constate que si 64 % des 55 ans et plus se déclarent croyants, ils ne sont plus que 46 % à le faire chez les 18-34 ans. Il reste que 46 % de jeunes croyants, c’est beaucoup et ça étonne, dans une société où, depuis des années, la religion a essentiellement mauvaise presse.
Les nostalgiques de l’époque où seuls quelques moutons noirs de village manquaient la messe le dimanche se désoleront de cette nouvelle réalité dans laquelle la moitié de la population rejette l’hypothèse Dieu. Ils n’auront pas complètement tort : cet effacement de la croyance a laissé, force est de le constater, un inquiétant vide spirituel dans son sillage. La lucidité intellectuelle impose néanmoins de reconnaître que cet unanimisme religieux avait ses pesanteurs et que sa disparition est une victoire pour la liberté de conscience.
Un regard plus optimiste sur la nouvelle donne mettra plutôt l’accent sur l’étonnante persistance de la croyance religieuse dans un Occident qui lui est devenu souvent hostile. Que la moitié des Québécois continuent librement, en 2021, de croire en Dieu peut être une nouvelle réjouissante pour un croyant, notamment pour un catholique québécois qui croit à la valeur de sa confession.
Cette interprétation réconfortante, toutefois, ne va pas de soi. Affirmer croire en Dieu, c’est ne pas dire grand-chose, en effet, si on ne précise pas au moins un peu le contenu de cette croyance. En quoi, exactement, croient ceux et celles qui disent croire en Dieu ? Qu’y a-t-il dans leur foi, dans leur tête, dans leur cœur ? Quels effets cela a-t-il dans leur vie ? La question, qui pourrait d’ailleurs être posée à ceux qui se disent athées (en quoi ne croient-ils pas ?), vaut aussi pour hier : en quoi croyaient ces Québécois du passé, souvent présentés, sans qu’on ne sache grand-chose du secret de leur cœur, comme des catholiques bétonnés ?
Une foi d’habitude
Dans « Un héritage problématique », un saisissant essai d’une quinzaine de pages publié dans le collectif Je me souviens, j’imagine. Essais historiques et littéraires sur la culture québécoise (PUM, 2021), Mathieu Bélisle, un des meilleurs essayistes québécois contemporains, pose frontalement une troublante question : « Se peut-il que les Québécois n’aient jamais été véritablement croyants, que l’expérience spirituelle, le questionnement métaphysique n’aient jamais vraiment trouvé ici le lieu de leur déploiement ? » Se peut-il, demande-t-il encore en citant Pierre Vadeboncoeur, que « pour presque personne la religion n’[ait] été une immense aventure » ?
La vulgate historique québécoise situe le déclin de la foi en 1960, au moment de la Révolution tranquille. Avant, c’est le catholicisme dominant et la Grande Noirceur ; après, c’est la sécularisation accélérée et le grand défroquage libérateur. Bélisle conteste cette lecture. Le déclin du religieux au Québec, écrit-il, ne surgit pas comme ça, de nulle part, en 1960. Cinq ans plus tôt, dans Cité libre, Vadeboncoeur, par exemple, constatait que la foi de ses compatriotes relevait plus de l’habitude que de la sincérité.
Dans leur Histoire du catholicisme québécois (Boréal, 1985), Nicole Gagnon et Jean Hamelin reprennent cette idée en se demandant si les croyants québécois d’avant le déclin avaient vraiment la foi, au sens fort du terme. Plus tôt encore, en 1897, un certain père Gonthier parlait des Québécois comme de « catholiques par tempérament, par habitude et par tradition de famille plutôt que par conviction ». Au terme de ce survol, Bélisle conclut même qu’après Marie de l’Incarnation et les premiers Montréalistes, la ferveur religieuse ne marque jamais notre histoire.
La religion par défaut
Comment expliquer, alors, qu’on parle du Québec comme d’une société longtemps dominée, voire écrasée, par le catholicisme, encore perçu comme une menace aujourd’hui même, bien qu’il soit devenu un « adversaire absent » ? La Conquête anglaise est encore ici au cœur de l’histoire. L’Église catholique, après cette défaite, devient pour les Québécois « la seule institution capable de transiger avec les nouveaux maîtres ». Dans la constitution et la préservation de notre identité nationale, continue Bélisle, « elle devient incontournable par défaut, parce qu’il n’y a rien d’autre. » Et il n’y a, en effet, tellement rien d’autre qu’elle finira par occuper presque tout l’espace.
Fernand Dumont, note Bélisle, a bien illustré l’omniprésence du catholicisme dans sa jeunesse en évoquant une religion qui « s’engrenait si bien aux rythmes des jours et des saisons qu’elle paraissait enlisée dans l’ici-bas ». L’Église était tellement partout, explique Bélisle, « la présence matérielle, visible du divin » s’imposait avec une telle force que la foi, qui repose sur une espérance, sur un idéal à venir, perdait sa nécessité intérieure. La religion dominait, résume l’essayiste, sans avoir besoin « de l’adhésion véritable des individus qui la professaient ». C’était, en d’autres termes, « une religion prosaïque ».
La thèse est forte, très forte, et puissamment originale. Bélisle l’enrichit encore en suggérant que la Révolution tranquille, dans ces conditions, n’est plus le moment du déclin de la foi, mais celui de sa découverte. À ce moment, en effet, les Québécois prennent conscience qu’ils n’ont plus besoin de l’Église pour survivre comme peuple et qu’ils peuvent choisir, peut-être pour la première fois de leur histoire, autre chose. « Un grand nombre de ceux qui s’engagent dans l’action sociale et politique — je pense notamment aux combats menés en faveur des droits individuels et collectifs, de l’égalité et de l’indépendance du Québec — le font avec le zèle et le degré de conviction que l’on trouve chez les plus ardents religieux », constate Bélisle. Il faut même attendre ces années du déclin de l’institution religieuse pour voir apparaître les grandes œuvres d’inspiration catholique de notre tradition intellectuelle avec les essais de Fernand Dumont et de Jacques Grand’Maison. La vraie foi, celle de conviction, se manifeste au moment où la foi d’habitude, par défaut, s’efface.
Ce bouillonnement, malheureusement, s’est enlisé et n’a pas duré. « Depuis la fin des années 1990, écrit Bélisle, il me semble que nous assistons au retour en force du prosaïsme qui a marqué notre rapport à la religion — et peut-être aussi à l’existence en général, vie politique incluse. »
Se convertir à la culture
Je ne sais pas, précisément, de quoi est faite la foi des Québécois qui disent croire en Dieu en 2021. Le savoir, d’ailleurs, me décevrait probablement puisque la foi, de nos jours, prend souvent un visage déroutant. Je ne me réjouis pas, comme d’autres le font, de la montée de l’incroyance au Québec. J’ai la conviction, en effet, que si on creusait un peu, on découvrirait derrière ce rejet de la religion un athéisme banalement prosaïque bien plus qu’un humanisme vraiment éclairé, de l’indifférence à l’égard des grandes questions bien plus que de la lucidité.
En observant la situation actuelle à la lumière de l’essai de Bélisle, je retiens néanmoins quelques idées — des impressions, à tout le moins — importantes. Premièrement, la foi religieuse véritable, celle qui se vit comme « une immense aventure », pour reprendre les mots de Vadeboncoeur, n’a pas été si bien servie par le Québec catholique d’avant 1960. Plus encore, c’est quand la foi est devenue un vrai choix qu’elle s’est manifestée, chez certains, avec une réelle conviction. Cela signifie donc que la laïcité, au Québec, loin d’être un obstacle à la foi, en est une des conditions. Il faut que la religion soit socialement discrète pour que la foi du cœur atteigne l’authenticité.
Je retiens aussi, deuxièmement, que le prosaïsme qui a marqué le catholicisme d’hier n’a pas disparu avec le recul de la religion. Bélisle évoque, en parlant du Québec actuel, un vide politique et spirituel, une absence généralisée de projets emballants. La foi pépère, molle, sans effet, qui ne trouve de contrepartie que dans des idéologies minoritaires fanatiques, serait-elle notre lot ?
On comprendra, j’espère, que je n’aie pas de solution facile à proposer à ce désarroi. Fils de pasteur, Bélisle raconte, dans son perçant essai Bienvenue au pays de la vie ordinaire (Leméac, 2017), avoir découvert que la lecture n’est pas un divertissement mais une « activité vitale » en voyant ses parents lire et interpréter quotidiennement la Bible. Il a compris, là, que la lecture sérieuse est « un appel à l’exigence et au dépassement », que, loin de s’opposer à la vraie vie, elle en est la porte d’entrée et le viatique par excellence. Malheureusement, constate-t-il, au Québec, cette conviction est rarissime et le culte de l’authenticité s’apparente le plus souvent au culte de l’inculte.
La clé de toute l’histoire est là : la foi authentique, raisonnée et raisonnable — comme toute conviction digne de ce nom, d’ailleurs —, n’existe pas sans une foi dans la culture puisque la religion, au fond, relève de la culture. Refuser ou négliger la culture, c’est-à-dire, au premier chef, la lecture sérieuse et l’effort qui l’accompagne, c’est se condamner à des convictions molles ou folles. La foi en Dieu ne peut exister sans la foi en l’Homme, qui elle-même n’a pas de sens sans la foi en une culture qui humanise. C’est donc, d’abord, d’une conversion à la culture sérieuse qu’a besoin le Québec pour retrouver foi en l’humain et peut-être, dans certains cas, qui sait, en Dieu. Une chose est certaine : sans culture, nous sommes condamnés à végéter dans le prosaïsme.