Graffitis, vitres brisées, sanctuaires incendiés au Canada et aux États-Unis… Prêtres menacés puis abattus au Mexique… La christianophobie se mesure, mais se discute peu. On a longtemps hésité à nommer christianophobie ce qui, dans les faits, relève d’hostilités et de violences visant des personnes, des communautés et des lieux chrétiens en tant que tels. Si le mot embarrasse, c’est moins par défaut de réalité que par inertie mentale : nous peinons à quitter l’image d’un christianisme intrinsèquement dominant. Reconnaître que des communautés chrétiennes puissent aussi, parfois, occuper la place de victimes heurte ce récit, mais c’est une condition de lucidité.
En ce sens, l’Amérique du Nord offre un terrain d’observation privilégié. Des systèmes statistiques robustes aux États-Unis et au Canada ainsi qu’une documentation soutenue par des observatoires ecclésiaux et des médias au Mexique permettent d’avoir accès à des données factuelles fiables. Ainsi, à condition d’adopter une méthodologie rigoureuse — distinguer les attitudes, les actes et les politiques, classer les atteintes par type, dater précisément —, le terme «christianophobie» éclaire davantage qu’il n’obscurcit.
États-Unis
Aux États-Unis, les données fédérales montrent la place constante des faits à motivation religieuse dans le paysage des crimes haineux. Pour 2024, le FBI recense 11 679 incidents de haine (toutes motivations confondues) ; la série détaillée confirme la persistance d’infractions visant des groupes religieux, dont les chrétiens (catégories «anti-Catholic», «anti-Protestant», «anti-Other Christian») aux côtés d’une prédominance marquée des faits antijuifs et, certaines années, antimusulmans. Ces chiffres, fondés sur les remontées du Uniform Crime Reporting Program, sont publics et classés par motivation et par type d’infraction. Dans la présentation internationale de ces données, le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme répertorie, pour 2023, 290 crimes de haine anti-chrétiens communiqués officiellement par les États-Unis (à côté de 2 006 crimes antijuifs), signe que la christianophobie se mesure aussi en tant que catégorie spécifique, même si elle représente, en volume, une part moindre du total des actes anti-religieux.
Canada
Au Canada, la dynamique récente est particulière : après une baisse en 2022, les crimes haineux ciblant une religion bondissent à 1 284 en 2023 (+67 % par rapport à 2022), surtout en raison de la hausse des actes antijuifs et antimusulmans. Cette poussée rappelle que «l’antireligieux» n’est pas homogène. Elle n’annule pas, pour autant, l’existence d’atteintes anti-chrétiennes, fréquentes sous la forme de dégradations et profanations de lieux de culte. Parmi ces cas se distingue un phénomène marquant et visible : la série d’incendies d’églises connue depuis 2021. Une enquête de CBC News a établi qu’au moins 33 églises ont brûlé jusqu’au sol entre mai 2021 et décembre 2023. 24 de ces incendies ont été confirmés comme criminels au moment du bilan et d’autres cas restent sous enquête. Ces sinistres, touchant des paroisses catholiques autant que des églises anglicanes, unies ou évangéliques, ont endeuillé des communautés et détruit des éléments patrimoniaux majeurs (on pense à St. Anne’s, Toronto, perdue en 2024 avec ses œuvres du Groupe des sept). Les mobiles varient selon les dossiers — parfois inexistants, parfois mêlés à des tensions autour des pensionnats autochtones —, mais la série, dans son ensemble, atteste un risque patrimonial spécifique pour les chrétiens. Des initiatives civiles (p. ex. la base de données de la Catholic Civil Rights League) tentent de centraliser les incidents, signe que la veille systématique reste perfectible.
Mexique
Au Mexique, la christianophobie prend souvent la forme d’une violence criminelle visant le clergé catholique dans des contextes d’insécurité plus larges. Le Centro Católico Multimedial documente, dans son rapport 2024, dix prêtres assassinés durant les années 2018 à 2024, des centaines d’extorsions et menaces contre des agents pastoraux et un rythme soutenu d’attaques hebdomadaires contre des temples. Ces séries, recoupées par différents médias, situent le Mexique parmi les pays les plus dangereux pour l’exercice du ministère sacerdotal, avec des foyers récurrents dans des États fortement exposés aux groupes criminels.
Comment en parler ?
Ces trois scènes permettent de tirer plusieurs conclusions claires.
D’abord, nous avons affaire à un phénomène mesurable, quoique différencié selon les contextes : là où les chrétiens demeurent symboliquement majoritaires (États-Unis, Canada), les atteintes prennent plus volontiers la forme de dégradations matérielles (vandalisme, incendies), d’intimidations et de menaces. Là où l’État de droit est fragilisé (certaines régions du Mexique), elles se confondent davantage avec la violence criminelle létale visant clercs et infrastructures paroissiales.
Ensuite, le lexique n’est pas indifférent : rabattre la totalité des hostilités sous l’étiquette «antireligieux» dilue des profils de risques distincts ; parler de christianophobie — en miroir des catégories que sont islamophobie et antisémitisme — permet au contraire d’orienter la prévention (sécurisation des sites, formation des forces de l’ordre, dispositifs d’accompagnement des victimes) sans céder à la concurrence victimaire.
On objecte parfois que le terme christianophobie serait, au mieux, redondant (puisque les cadres juridiques captent déjà les violences antireligieuses), au pire, militant et flou. L’argument de redondance ne tient pas si l’on considère l’objectif pratique du terme: catégoriser finement n’est pas doubler la loi, c’est rendre visibles des motifs et des cibles qui permettent d’orienter la prévention. Un pic d’incendies d’églises n’appelle pas les mêmes réponses qu’une série d’agressions à la sortie des mosquées.
Quant au soupçon de militantisme, il n’est pas propre à la christianophobie : les notions d’islamophobie et d’antisémitisme, elles aussi, peuvent passer du débat public au champ de la recherche, si les spécialistes se basent sur des faits solides et vérifiables. Autrement dit, il s’agit d’imposer une discipline méthodique : ventilation par culte et par type d’atteinte, distinction claire entre causes accidentelles et criminelles des incendies, datation et géolocalisation précises, croisement systématique des séries policières, judiciaires et des observatoires indépendants. Ainsi compris, le terme christianophobie ne grossit pas la polémique. Il améliore la description, autorise la comparaison et permet ce qui, en définitive, importe le plus : la protection effective des personnes et la sauvegarde concrète de la liberté de culte.
Reste l’horizon pastoral et civique. Dans la plupart des dossiers nord-américains, la prévention passe par des mesures adaptées (audit de sécurité des bâtiments, protocoles de plainte, liens avec les municipalités), par un travail de mémoire (réconciliation au Canada, lutte contre l’impunité au Mexique) et par des coalitions interreligieuses capables de tenir ensemble la défense des libertés de culte et la protection des personnes.
Nommer la christianophobie, ce n’est pas dresser une balance morbide des douleurs ; c’est consentir à regarder en face ce que subissent les chrétiens — fidèles, ministres, communautés — et à inscrire, dans l’armature de l’État de droit, le devoir de leur protection. Qui garde les sanctuaires garde la liberté de la cité.








































