Le 7 octobre 2023, l’attaque perpétrée par le Hamas sur des civils a traumatisé la société israélienne et provoqué une réplique militaire sans précédent sur la bande de Gaza. Cette guerre a non seulement provoqué une crise humanitaire majeure, mais a aussi bouleversé l’équilibre géopolitique de la région. Pour faire un bilan de ces deux années de conflit et sonder les perspectives d’avenir, Présence s’est entretenu avec Sami Aoun, professeur émérite à l’Université de Sherbrooke.
Présence : Débutons par les évènements les plus récents. Il y a deux semaines, le Canada reconnaissait officiellement l’État de Palestine. Dans cette démarche, il était accompagné de plusieurs autres pays occidentaux, notamment la France et le Royaume-Uni. Le 29 septembre, le président américain Donald Trump dévoilait un plan censé offrir une solution de paix pour les acteurs impliqués dans le conflit. De manière générale, diriez-vous que nous nous rapprochons de la fameuse «solution à deux États» ?
Sami Aoun : La reconnaissance de l’État de Palestine par plusieurs puissances occidentales marque un tournant symbolique et diplomatique. Il faut rappeler que le plan de partage de 1947 adopté par l’ONU prévoyait explicitement la création de deux États, l’un juif et l’autre palestinien. Le fait que, près de huit décennies plus tard, certains pays occidentaux reconnaissent enfin la Palestine peut être lu comme une forme de réparation historique.
Quant au plan en vingt points avancé par l’administration Trump pour parvenir à un cessez-le-feu à Gaza, il représente lui aussi un moment charnière. Sur le contenu (désarmement du Hamas, restitution des otages, gestion indépendante de Gaza), on ne peut pas dire qu’il soit novateur. Ce qui est important est toutefois le large consensus qu’il a réussi à créer. La grande majorité des pays arabes et musulmans l’appuient, notamment le Qatar, l’Arabie saoudite et la Turquie. Le secrétaire général des Nations unies a aussi appuyé ce plan, tout comme la Russie et la Chine. Même le Hamas a formulé une acceptation partielle. Ce consensus est inédit.
Après le 7 octobre 2023, Israël affirmait vouloir anéantir le Hamas et rapatrier les otages pris par l’organisation terroriste. Depuis ce temps, ses objectifs semblent toutefois s’être élargis. Quel bilan peut-on faire de la stratégie d’Israël et que peut-on dire de ses objectifs actuels?
Il est vrai que la guerre menée par Israël a rapidement débordé de ses objectifs initiaux. Les opérations terrestres massives ont visé non seulement des positions militaires, mais ont aussi provoqué des destructions massives de quartiers et l’occupation d’importantes portions du territoire. Des analyses cartographiques constatent une expansion du contrôle israélien sur plus de 80 % de l’enclave de Gaza. Plusieurs organisations internationales évoquent une épuration ethnique.
Depuis deux ans, le théâtre du conflit s’est également élargi sur l’échiquier régional. Le Hezbollah, groupe islamiste chiite implanté au Liban, a été frappé durement par Israël en septembre 2024. L’État hébreu a également entrainé les États-Unis dans des frappes aériennes contre l’Iran en juin 2025, détruisant les défenses antiaériennes et les sites nucléaires de ce pays.
Or, malgré ces succès militaires, la coalition politique du premier ministre israélien Benjamin Netanyahou est aujourd’hui entrée dans une phase de tensions aigües autour du plan Trump. Les ministres d’extrême droite du gouvernement israélien s’y opposent fortement. Ceux-ci estiment en effet être à la veille de réussir leur projet du Grand Israël, c’est-à-dire la prise de contrôle des terres considérées comme juives selon une lecture religieuse de la Terre promise et qui incluent Gaza et la Cisjordanie. Quant à la population israélienne, elle est elle aussi divisée. La capacité de Netanyahou à naviguer dans ce contexte et éventuellement à nouer une alliance avec les partis centristes pourrait s’avérer décisive pour l’avenir.
Vous venez de le souligner : l’axe régional opposé à Israël – Hamas, Hezbollah, Iran – a subi des revers militaires importants depuis deux ans. Quel bilan peut-on faire de leur situation? Peut-on dire que ces acteurs sont à bout de souffle après deux ans de conflit?
Le Hamas a été lourdement affaibli dans ses capacités militaires à Gaza, avec une large partie de son infrastructure détruite et plusieurs de ses commandants éliminés. Le Hezbollah et le régime des mollahs en Iran ont aussi été affaiblis par les opérations menées par Israël.
Cependant, l’autre versant du bilan est plus complexe et se mesure non pas sur le champ de bataille, mais dans les perceptions et dans l’opinion publique. Plusieurs acteurs de l’axe antisioniste nourrissent eux aussi une lecture civilisationnelle du conflit : ils refusent l’idée même d’un État juif sur une terre considérée comme musulmane. Ce point de vue se présente parfois sous les traits d’un discours décolonial : Israël n’étant rien d’autre qu’un produit de l’hégémonie occidentale. D’où le narratif de la « résistance » dont se parent les mouvements islamistes, nourri par les images de destruction et de souffrances humaines résultant de la guerre brutale menée par Israël. À ce titre, on peut dire qu’ils ont gagné la bataille de l’opinion publique.
Il faut toutefois souligner que, sur le terrain, les bases sociales du Hamas sont affaiblies à cause de la fatigue des populations arabes face aux guerres répétées. La pression est énorme sur le Hamas pour qu’il accepte de baisser les armes et de rendre les otages israéliens qu’il détient encore. Les développements des derniers jours semblent d’ailleurs confirmer cette tendance…
Le point 18 du plan Trump évoque l’établissement d’un «processus de dialogue interreligieux […] sur la base des valeurs de tolérance et de coexistence pacifique afin de tenter de changer les mentalités des Palestiniens et des Israéliens en mettant l’accent sur les avantages qui peuvent découler de la paix». Croyez-vous qu’il soit possible de dépasser les logiques idéologiques ou civilisationnelles dont se nourrissent les extrémistes des deux côtés du conflit?
Je dirais que ce point, bien que louable dans son intention, reste accessoire sans avancées politiques concrètes. Un dialogue interreligieux, aussi sincère soit-il, risque de rester marginal et de ne toucher qu’un cercle restreint d’élites. Mais si — et seulement si — il s’inscrit dans un processus global qui reconnait les droits des deux peuples, alors il peut devenir un outil précieux pour réparer le tissu social déchiré et créer un climat propice à une paix durable entre les adeptes du monothéisme.