Jésus était-il écolo et féministe? A-t-il eu une vie sexuelle? Savait-il écrire? Est-il vraiment ressuscité? A-t-il même vraiment existé? Je suis assez vieux pour avoir reçu, dans les années 1970 et 1980, un enseignement religieux à l’école et je peux vous dire que ces questions, à l’époque, ne faisaient pas partie du programme. Soulever certaines d’entre elles en classe nous aurait certainement valu une visite au bureau du directeur pour insolence. Aujourd’hui encore, dans les milieux chrétiens conservateurs, les questions de ce genre sont considérées comme hérétiques.
Le professeur d’études bibliques Sébastien Doane, lui, depuis des années, s’en amuse et s’en sert pour donner le goût du christianisme à ceux et celles, de plus en plus majoritaires, qui se sont éloignés de cet univers ou ne s’y sont même jamais frottés. Doucement culotté, il accueille toutes les questions sur le christianisme, même les plus saugrenues, et se fait un plaisir d’y répondre de manière à la fois souriante, respectueuse, accessible et érudite. Le lire est un charme.
Dans Questions controversées sur Jésus (Novalis, 2023, 224 pages), il remet ça en réunissant autour de lui sept théologiens et biblistes — Anne-Marie Chapleau, Francis Daoust, François Doyon, David Lebel, Odette Mainville, Antoine Paris et Guylain Prince — qui partagent son approche. Le but, explique Doane, est de proposer une «réflexion sympathique et rigoureuse sur le personnage de Jésus». Si vous ne craignez pas de vous déboutonner, vous allez en redemander.
Jésus sexué
Doane, par exemple, s’attaque au tabou des tabous en se demandant si Jésus a eu des relations sexuelles. Question difficile, évidemment, puisque la Bible ne dit rien là-dessus. Qu’à cela ne tienne, le bibliste se lance. «Le corps humain de Jésus devait fonctionner comme les autres corps humains, écrit-il. Pour dire les choses crûment, Jésus avait un pénis (circoncis) et devait s’en servir comme les autres hommes. S’il n’a jamais eu d’épouse ou de relations sexuelles, s’il ne se masturbait pas, son corps a pu provoquer naturellement des orgasmes spontanés pendant le sommeil», comme c’est le cas, semble-t-il, pour la vaste majorité des hommes au cours d’une vie. Jésus, cela admis, ne se prononce pas vraiment sur la sexualité et préfère, en matière de morale, parler d’amour. Doane suggère d’ailleurs à l’Église de suivre son exemple. Le ton est donné.
Un homme sur la terre
Un tel ouvrage ne pouvait évidemment pas passer à côté de la question de l’existence historique de Jésus. La réponse proposée ici est d’autant plus intéressante qu’elle est l’œuvre de François Doyon, docteur en philosophie, étudiant à la maîtrise en théologie à l’Université Laval, athée et laïciste militant, qui a déjà dénoncé «l’imposture de la religion».
Trois arguments, explique-t-il, sont avancés par ceux qui nient l’existence historique de Jésus: les témoignages directs manquent, Paul est avare de détails précis sur la vie de Jésus et décrit ce dernier comme un être surnaturel. Conclusion: Paul a inventé Jésus.
Les partisans de la thèse du Jésus historique répliquent avec quelques sources non chrétiennes — Flavius Josèphe, Tacite, Suétone et Pline le Jeune — qui évoqueraient le personnage. La fiabilité de ces sources, souvent révisées par des copistes chrétiens, est plutôt faible. Les sources chrétiennes — le Nouveau Testament — sont plus convaincantes, note Doyon.
Paul, par exemple, comme l’historien Josèphe, parle de Jacques, le frère de Jésus. La mention ne peut venir d’une révision postérieure puisque les copistes chrétiens étaient attachés au dogme de la virginité perpétuelle de Marie. Deuxièmement, la condamnation de Jésus par les Romains plaide en faveur de l’existence réelle. En écrivant les évangiles, les chrétiens veillent à ne pas provoquer le pouvoir romain, qui les menace, et attribuent donc une grande partie de la responsabilité de la mort de Jésus aux Juifs. Pourtant, ils ne cachent pas la crucifixion, une mise à mort typiquement romaine. «Donc des gens devaient savoir ce qui s’était réellement passé», avance Doyon. Plus encore, cette mort par crucifixion, honteuse, ne s’invente pas puisqu’une autre mort aurait été plus glorieuse.
Par conséquent, conclut Doyon, «l’hypothèse selon laquelle Jésus ne serait qu’une invention semble plus improbable que son opposée». Étant donné l’ancienneté de l’affaire, les preuves indubitables manqueront toujours, «mais il semble raisonnable de croire que [Jésus a] marché sur terre et [a] parlé aux humains».
Ses frères et sœurs
Dans le même ordre d’idées, David Lebel, lui aussi étudiant à la maîtrise en théologie à l’Université Laval, en arrive, après une fine lecture des sources, à la conclusion que Jésus avait bel et bien des frères et sœurs biologiques. Paul, on l’a dit, parle de Jacques, le frère de Jésus. Les Synoptiques (évangiles de Matthieu, Marc et Luc) mentionnent ses frères et sœurs.
Le problème se pose, évidemment, en regard de l’idée de la virginité perpétuelle de Marie. Des auteurs optent donc, en ce sens, pour la thèse des demi-frères et des demi-sœurs, issus d’un premier mariage de Joseph. D’autres disent que le terme «frères» peut avoir le sens de «disciples» ou de «cousins». Où sont-ils, d’ailleurs, ses frères et sœurs quand Jésus, à 12 ans, à Jérusalem, discute avec les maîtres de la loi pendant que ses parents inquiets, sans autres enfants avec eux d’après le texte, le cherchent?
Lebel soupèse toutes ces hypothèses avant de conclure que le plus probable est que «Marie et Joseph ont eu d’autres enfants après la naissance de Jésus». En accord avec lui, je ne vois pas pourquoi ce fait discréditerait le rôle de Marie dans l’histoire.
La langue de Jésus
Le bibliste franciscain Guylain Prince se penche, pour sa part, sur les compétences linguistiques de Jésus. Savait-il même lire et écrire ? Selon l’historien Daniel Marguerat, Jésus parlait principalement l’araméen, parvenait à se faire comprendre en grec et savait probablement lire l’hébreu biblique. D’autres, comme l’historien irlando-américain John Dominic Crossan, imaginent plutôt Jésus en paysan illettré.
Guylain Prince se range dans ce dernier camp. Jésus, explique-t-il, n’enseigne pas par des textes, mais oralement. Il «évoque les traditions bibliques plus qu’il ne les cite». Quand il proclame des extraits bibliques, c’est qu’il les connaît par cœur à force de les avoir entendus à la synagogue. On peut donc présumer que, comme «95 % des Galiléens», Jésus ne sait ni lire ni écrire, tout simplement, note Prince, parce qu’il n’en a pas besoin, ce qui n’enlève rien à sa sagesse, à son intelligence et à sa grandeur.
Jésus vert
Sans craindre l’anachronisme, la bibliste Anne-Marie Chapleau se demande si Jésus aurait voté pour le Parti vert. Était-il écolo? Bien sûr, il est presque toujours dehors, il marche beaucoup et pratique le locavorisme, mais c’est plutôt, à l’évidence, par la force des choses que par conviction morale.
Son rapport aux animaux ne passerait pas le test de pureté végane: il mange du poisson et envoie sans émotion des porcs se suicider dans un lac. «Sa posture peut dès lors être qualifiée d’anthropocentrique», note Chapleau dans une conclusion critique pour le moins intempestive.
La bibliste, irritée par «certaines figures bibliques et même évangéliques [qui] demeurent troublantes du fait qu’elles sont teintées de racisme, de sexisme, de mentalité patriarcale ou d’anthropomorphisme», tente ensuite une relecture symbolique de tout ce qui précède pour faire contrepoids, mais sa démonstration peine à convaincre pour une raison très simple: le christianisme, que ça nous plaise ou non, est un anthropocentrisme, c’est-à-dire un humanisme, ce qui n’exclut évidemment pas un devoir de respect et d’amitié à l’égard de la Création.
Avec les femmes
Si Jésus n’était pas un écolo au sens moderne du terme, peut-on, par ailleurs, le qualifier de féministe, en le considérant dans son contexte historique? La théologienne et romancière Odette Mainville n’hésite pas à le faire.
À l’époque de Jésus, note-t-elle, «les femmes juives étaient mineures du berceau à la tombe» et donc privées d’autonomie. Pourtant, un grand nombre d’entre elles se retrouvent dans l’entourage de Jésus, ce qui ne va pas sans surprendre. Plusieurs épisodes évangéliques montrent Jésus accueillant chaleureusement des femmes rejetées — la femme souffrant d’hémorragie, la pécheresse chez Simon — ou fréquentant des amies — Marthe et Marie — en l’absence d’hommes, une hérésie à l’époque.
Cette dernière Marie est même présentée comme une disciple de Jésus, une position d’habitude réservée aux hommes dans la société juive du temps. Jésus discute avec la Samaritaine et défend la femme adultère. Après sa résurrection, il réserve sa première apparition à Marie de Magdala. Découvrant ce portrait, «on ne peut que se désoler de la marginalité des femmes» dans l’Église d’hier et d’aujourd’hui, infidèle à son maître féministe.
Le Jésus qui habite les pages de ce livre n’est pas une icône intouchable qu’on sort pour impressionner la galerie. C’est une figure inspirante, puissante, un maître amical qu’on peut remettre en question franchement parce qu’on l’aime. Il lirait ces biblistes et théologiens audacieux avec le sourire.