Je lis les nouvelles en provenance d’Haïti et je suis atterré, apeuré. Le 27 avril, l’Agence France-Presse (AFP) résumait la situation avec des mots qui font mal. Selon Maria Isabel Salvador, nouvelle émissaire de l’ONU dans le pays, «la violence terrifiante» est partout et la «présence policière limitée ou inexistante».
Des écoliers sont visés par des tirs ou enlevés, des femmes subissent des viols collectifs et près de la moitié de la population, c’est-à-dire 5 millions d’habitants, a besoin d’aide humanitaire. Le 12 mai, l’AFP citait un communiqué de l’UNICEF selon lequel «la violence des gangs qui ravage Haïti a provoqué une augmentation de 30 % en un an de la malnutrition aiguë sévère chez les enfants». Des gens ordinaires, comme vous et moi, qui souhaitent vivre une vie ordinaire, comme vous et moi, sont pris dans cet enfer. Ça me bouleverse. Que faire devant une telle situation intolérable?
L’urgence d’agir
Le 17 février 2023, dans Le Devoir, le politologue québécois Henry Milner s’affligeait de «l’horreur qui a cours en ce pays», laissé à la merci des gangs qui comblent le vide politique. Selon Milner, il faut agir d’urgence en déployant une force armée internationale spécialisée, car il s’agit là de la seule solution réaliste pour rétablir une certaine normalité dans le pays. En janvier, Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU, disait la même chose.
Le problème, c’est que l’ONU a les mains liées parce que, selon Milner, sa volonté d’action directe en Haïti «est bloquée par les veto russe et chinois». D’où l’appel à une mission non onusienne dirigée par le Canada, qui aurait notamment l’appui de la France, des États-Unis et du Mexique.
Or, le Canada, pour le moment, refuse de s’engager dans une telle mission militaire. Affirmant vouloir «garder le peuple haïtien au centre des solutions pour régler la crise», Justin Trudeau et son gouvernement choisissent plutôt d’offrir 100 millions de dollars pour le renforcement de la police haïtienne et d’imposer des sanctions économiques à certains membres de l’élite du pays soupçonnés de profiter du chaos.
D’après le chef d’état-major de la Défense, le général Wayne Eyre, les forces armées canadiennes, déjà engagées sur le terrain en Lettonie avec 700 soldats et sur le plan financier en Ukraine, «n’ont pas la capacité de mener une éventuelle mission de sécurité en Haïti», d’autant moins qu’elles seraient en déficit de 16 000 militaires, selon la major-général Lise Bourgon, citée dans le même article de Radio-Canada. Pour Milner, le refus canadien de s’engager directement en Haïti est irresponsable.
Les dangers d’une mission
Guy Taillefer, éditorialiste du Devoir pour les affaires internationales, témoignait lui aussi, le 1er mai 2023, de l’horreur que lui inspire l’enfer haïtien, mais n’adhère pas à la solution proposée par Milner. La Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH), déployée de 2004 à 2017, «a laissé de mauvais souvenirs», en étant entachée par des accusations de partialité politique et de crimes sexuels. La volonté américaine de sous-traiter la responsabilité d’une nouvelle mission en Haïti au Canada n’augure rien de bon. Le gouvernement Trudeau, par conséquent, a raison de résister à cet engagement « dont la réussite […] serait pour le moins incertaine», écrit l’éditorialiste.
Que faire, dans ces conditions ? Taillefer, comme Gilles Rivard, ancien ambassadeur du Canada en Haïti, appuie l’idée «de renforcer massivement la Police nationale d’Haïti», capable, «si on lui en donne les moyens, d’endiguer la violence et de rétablir sa crédibilité». Il reste, conclut Taillefer, qu’il faudra aller plus loin pour sortir de l’impasse haïtienne, entretenue depuis des années, selon lui, par les membres du Core Group, une organisation internationale informelle composée notamment des ambassadeurs du Canada, des États-Unis, du Brésil, de l’Allemagne, de l’Espagne, de la France et de l’Union européenne en Haïti, trop souvent sourde «aux voix avisées de la société civile» du pays.
La prière de Pierre Bourgault
Alors, faut-il intervenir ou pas? Mon désarroi rejoint celui que Pierre Bourgault, un de mes maîtres à penser, exprimait dans Le Devoir il y a 30 ans, plus précisément le 18 octobre 1993. Dans une chronique doucement intitulée Haïti, mon amour, reproduite dans le recueil La colère (Petite collection Lanctôt, 2003), Bourgault se désolait déjà de la souffrance du peuple haïtien et confiait se désespérer «de ne pas trouver les moyens ou la manière de lui faire partager une part de [son] bonheur tranquille». Il ajoutait pourtant, en assumant sa contradiction, ne pas perdre espoir, pour demeurer fidèle à l’esprit haïtien.
«Que fait-on quand on ne sait plus quoi faire?» demandait-il en formulant la question qui me taraude. Il en appelait à l’exigence minimale du respect. «Quand on est un étranger, écrivait-il, on doit avoir la décence de ne pas donner de leçons pour mieux laisser paraître le sentiment de respect qu’on éprouve pour l’indomptable caractère et le courage toujours réinventé du peuple haïtien.» Quand on ne sait plus quoi faire, on peut encore au moins «offrir son amitié, sa solidarité et sa fraternité». Et prier, concluait-il, «même si on ne prie plus depuis longtemps».
30 ans plus tard, je prie encore, en demandant pitié pour Haïti.