Le 27 mars, sur le parvis de la basilique Saint-Pierre, le pape François était seul pour présider une prière mondiale contre la pandémie de coronavirus. Le dimanche précédent, il avait appelé l’humanité à répondre à la crise «avec l’universalité de la prière, de la compassion, de la tendresse», en nous invitant à rester unis et proches des «personnes les plus seules et les plus éprouvées», proches des gens qui assurent les services essentiels en ce temps pénible.
Sur la place Saint-Pierre, s’inspirant du passage de l’Évangile selon Marc (4, 35-41) lors duquel Jésus apaise une tempête sur le lac devant ses disciples apeurés, François propose une vibrante homélie de temps de crise. «Comme les disciples de l’Évangile, dit-il, nous avons été pris au dépourvu par une tempête inattendue et furieuse. Nous nous rendons compte que nous nous trouvons dans la même barque, tous fragiles et désorientés, mais en même temps tous importants et nécessaires, tous appelés à ramer ensemble, tous ayant besoin de nous réconforter mutuellement.»
Ces mots de consolation et de soutien, cet appel aux armes chrétiennes que sont «la prière et le service discret», m’ont fait du bien. Oui, les temps sont difficiles, nous avons peur – mon père, 87 ans, est seul et confus dans un CHSLD; ma mère est gravement malade et doit entrer seule dans l’hôpital –, mais nous sommes ensemble, dans la même barque, tous importants et nécessaires. Le Christ, continue François, «apporte la sérénité dans nos tempêtes, car avec Dieu la vie ne meurt jamais».
Santé et humanité
Certains esprits prosaïques se sont moqués des interventions du pape, notamment de son emprunt du «crucifix miraculeux» auquel on attribue le recul de la grande peste à Rome au XVIe siècle, en affirmant que toutes ces prières étaient inutiles et que seule la science, dans l’état actuel des choses, pouvait nous sauver. Je plains ces esprits soi-disant forts qui aplatissent la condition humaine en croyant la libérer.
Dans un récent éditorial (Challenges, 28 mars 2020), le philosophe André Comte-Sponville illustre la bêtise de ce réductionnisme borné. La science et la santé, convient-il, sont certes des biens précieux, et il faut remercier ceux et celles qui, actuellement, au péril de leur vie parfois, les incarnent et vont au front pour préserver la santé publique, c’est-à-dire la nôtre.
Toutefois, ajoute le philosophe, «gare au pan-médicalisme», cette idéologie «qui ferait de la santé la valeur suprême (à la place par exemple du bonheur, mais plus encore de l’amour, de la justice ou de la liberté), et qui verrait en conséquence dans la médecine la clé quasi unique de notre rapport au monde, aux autres et à nous-mêmes». La médecine, répétons-le, sauve souvent les corps et adoucit nos souffrances. Pour cela, qui est grand, merci et respect. «Mais ne lui demandons pas de tenir lieu de politique, de morale ou de spiritualité», conclut Comte-Sponville.
La vie, demain ou après-demain, la vie normale, la vie ordinaire, celle dont on vient de découvrir la valeur, reprendra son cours. L’épreuve que nous traversons laissera des blessures, mais peut-être aussi une nouvelle espérance, si nous avons su, pendant la tempête, rester pleinement humains.
Guerre civile au Vatican
Seul sur la place Saint-Pierre, François ne devait pas se sentir trop dépaysé. Dans La solitude de François (Philippe Rey, 2020), en effet, le vaticaniste italien Marco Politi affirme que le pape a tellement d’opposants qu’on peut parler d’une «guerre civile» dans l’Église. «La solitude du pape, écrit Politi, est rendue encore plus intense par l’inertie de nombreux évêques dans le monde, qui n’apparaissent pas sur la scène publique pour relancer les thèmes qu’il défend.» Un jeune chef scout italien, interrogé par le journaliste, constate à regret que «ceux qui se retrouvent dans les discours de François se sont éloignés de l’Église, ceux qui ne s’y retrouvent pas sont restés».
François dérange les traditionalistes. Pour lui, Dieu «transcende l’Église» – «Dieu n’est pas catholique», disait Mère Teresa –, d’où son œcuménisme, son rejet du prosélytisme et sa critique sévère du cléricalisme. «Recréer la chaleur d’une Église participative et non bureaucratique, où les évêques ne sont pas des princes et où les prêtres se libèrent du narcissisme empreint de sacralité, voilà son rêve», écrit Politi, qu’on sent favorable à l’option Bergoglio.
Dans une Italie et une Europe (Hongrie et Pologne, particulièrement) en proie au populisme autoritaire et réceptive à la rhétorique de la droite ultranationaliste, François prône l’accueil des migrants. Quand on lui reproche d’être insensible aux enjeux identitaires, il rappelle que le devoir d’accueil doit s’accompagner du devoir des réfugiés de s’intégrer, «de respecter les lois, la culture et les traditions des pays dans lesquels ils sont accueillis». François est chrétien, pas manichéen.
Les fondamentalistes ne tolèrent pas son rejet de «l’obsession du catholicisme traditionnel en matière sexuelle», ses discours sur la nécessité de se reconnaître, en tant que chrétiens, «pécheurs et limités», sa conception de la foi comme recherche plutôt que comme certitude et, ainsi que l’explique une religieuse qui le connaît bien, sa manière de démythifier la figure papale en révélant ses tourments de pasteur.
Les maîtres du capitalisme l’accusent d’être communiste parce qu’il rappelle sans cesse qu’un chrétien doit «écouter tant la clameur du monde que la clameur des pauvres» et ne peut rester indifférent à l’injustice du monde.
Dans l’Église, des cardinaux – les Sarah, Burke et Müller, notamment –, cramponnés à l’«option Benoît», c’est-à-dire à une «ligne doctrinale dure», l’accusent presque d’hérésie. Pendant ce temps, les réformistes se montrent peu mobilisés.
Soutenir François
François n’est pas sans défauts – il le reconnaît lui-même –, mais, note Politi, c’est «un homme profondément libre», qui, comme le souligne à son tour le cinéaste et comédien italien Roberto Benigni, «tire l’Église vers un lieu oublié… il la traîne vers l’Évangile».
«Il faut soutenir François», implore le théologien suisse Hans Küng. Le 27 mars, je regardais Bergoglio, seul, sur la place Saint-Pierre, faire appel à Dieu et à notre solidarité, et je me disais la même chose.
***