C’est, d’une certaine manière, le rêve de tout chrétien: pouvoir se brancher directement sur la morale de Jésus, décapée des ajouts, parfois douteux, de la tradition. S’il est vrai, comme l’affirme le théologien allemand Bernhard Häring, que «la loi du chrétien n’est rien d’autre que le Christ en personne», le désir de renouer avec la source pure, à l’heure de déterminer l’agir moral, s’impose comme un devoir.
Or, demande le théologien québécois Paul-Eugène Chabot dans Le discours moral de Jésus (Médiaspaul, 2019), «est-il possible de dégager sans danger cette morale des déformations que le temps lui a fait subir et qui en sont devenues presque inséparables»? Est-il possible, en remontant à la source, en allant le retrouver en Galilée, de savoir «ce que Jésus attend des chrétiens»? Les quelques passages évangéliques portant spécifiquement sur ce sujet ne restent-ils pas un peu trop généraux pour qu’on en fasse des lignes de conduite?
La tâche, reconnaît Chabot, n’est pas sans difficulté, mais elle anime les chrétiens depuis 2000 ans. L’Église, en effet, dans son rôle de porte-parole du Christ, lui fait parfois dire des choses qui heurtent la compréhension et la conscience du chrétien. Aussi n’est-il pas surprenant que ce dernier, pour sa gouverne morale, ressente le besoin de revenir au message originel. «Une telle volonté, écrit Chabot, n’est-elle pas révélatrice d’un besoin vital chez tout disciple de Jésus de savoir ce qu’il lui dit personnellement, d’entendre pour ainsi dire sa voix comme ses auditeurs l’entendaient»?
Prescriptions et orientations
Le christianisme, selon certains auteurs renommés comme le sociologue et théologien protestant Jacques Ellul, ne prônerait pas une morale, «mais la suivance de Jésus-Christ». Ce dernier, en effet, ne propose pas une nouvelle loi, mais une libération intérieure, opposée, justement, à tout moralisme, c’est-à-dire à toute soumission à une «morale extrinsèque», pour reprendre les mots d’Ellul dans La subversion du christianisme (2001).
Chabot donne raison au théologien contestataire. Même tirée directement d’une interprétation des paroles de Jésus, note-t-il, une morale figée «risque toujours de contredire les appels de l’Évangile à la liberté et au dépassement des égoïsmes de toutes sortes». Il reste, ajoute-t-il, «que l’Évangile invite bien à vivre selon telle ou telle orientation et non pas selon telle ou telle autre». Il y a donc bien une morale de Jésus, même si ce dernier, comme le précise le jésuite Xavier Léon-Dufour dans Agir selon l’Évangile (2001), «ne s’est pas présenté comme un législateur ou un maître de morale», mais plutôt «tel un prophète charismatique qui entraîne des volontaires à sa suite».
Cette morale de Jésus, explique Chabot, «n’est pas faite de prescriptions, mais de convictions et d’orientations» et n’a donc rien d’un moralisme asséchant. Le théologien évoque une «morale de situation», c’est-à-dire «une morale de l’être vivant, tel qu’il est à un moment donné», une morale faite d’attitudes plutôt que de préceptes précis à observer, une morale, donc, qui «s’en remet à la conscience de chacun pour déterminer l’agir moral». Jésus, par exemple, ne parle pas, pour ainsi dire, de la sexualité. Il parle, toutefois, des relations entre les personnes et invite à les vivre dans le respect, la miséricorde, la bonne foi et la fidélité. La doctrine qu’en a tirée l’Église n’est pas toujours à la hauteur du message originel.
En relisant les Évangiles, Chabot retrouve les intentions morales de Jésus. Le Christ, en effet, répète qu’il n’est pas venu pour abolir la loi juive, mais il accuse néanmoins les légistes et les pharisiens de négliger «ce qu’il y a de plus grave dans la loi: la justice, la miséricorde et la fidélité». (Mt 23, 23) «Le reste», dit-il, ne doit pas être rejeté, mais n’est pas premier par rapport aux deux commandements les plus importants – aimer Dieu et aimer son prochain comme soi-même –, qui n’en forment qu’un seul, selon lui. «C’est à partir d’eux qu’il faut interpréter les autres commandements et même les relativiser», note Chabot.
Engagement et solidarité
La morale de Jésus est à la fois simple et exigeante. Elle se résume au souci de l’autre, surtout s’il est dans le besoin, d’où la centralité de la justice sociale, et à la miséricorde, parce que toute personne peut évoluer. Ainsi, la morale de Jésus, au fond, c’est la règle d’or, formulée en Matthieu – «tout ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux» – et magnifiquement illustrée par la parabole de l’entrée dans le Royaume (Mt 25, 31-46): «Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire; j’étais étranger et vous m’avez accueilli chez vous; j’étais nu et vous m’avez habillé; j’étais malade et vous avez pris soin de moi; j’étais en prison et vous êtes venus me voir.»
Dans cette page, une des plus belles de l’Évangile, Chabot lit le «meilleur exposé de la morale chrétienne», en ajoutant que, «sur ce point, les “païens” et les “distants” peuvent faire partie du Royaume et compter sur ses promesses de réussite» puisque, «au jour du jugement, nous serons tous jugés sur l’amour».
On a souvent fait de la morale catholique une morale du péché. La morale de Jésus est pourtant «une morale de la conversion, du retour au bercail […] du rapprochement avec les autres». Fin lecteur des paraboles, Chabot y trouve les valeurs qui constituent l’armature de la morale évangélique: le souci des faibles (la brebis égarée), l’amour indéfectible et la discrétion de Dieu face à notre liberté (l’enfant prodigue), la tolérance et la patience envers les autres (l’ivraie et le bon grain), une invitation à l’action et à la responsabilité dans la construction d’un monde meilleur (les talents).
«Morale du sens, de l’engagement, de la solidarité» ainsi que de l’espérance, conclut Chabot, la morale évangélique n’est pas une morale du bonheur au sens moderne et individualiste du terme. Elle n’exclut pas la joie, évidemment, mais elle ne se satisfait pas d’un hédonisme égoïste. Dans sa logique, on ne peut être heureux sans s’engager dans le monde avec les autres. Théoriquement simple, mais humainement exigeante, la morale de Jésus n’est pas un carcan, mais une invitation à se libérer en compagnie de Dieu, rencontré dans le visage de notre prochain.
Quand l’Église se fait lourde, il fait bon renouer avec la fraîcheur de la source.
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