À 85 ans, le pape François commence à se faire vieux. Des images récentes le montrent peinant à se déplacer, si bien que de persistantes rumeurs annoncent sa renonciation pour bientôt. Sera-ce le cas? Je n’en sais rien, évidemment, mais, si cela arrivait, je comprendrais. Être pape, quoi qu’en pensent les petits esprits qui font des gorges chaudes de la fonction, exige une énergie qu’un octogénaire fatigué a le droit de ne plus avoir.
Je comprendrais, donc, mais ce ne serait pas sans un pincement au cœur parce que François, je le dis sans retenue, est mon pape. De tous les souverains pontifes que j’ai connus de mon vivant — je suis né en 1969 —, il est celui qui m’a plus réconcilié avec l’Église-institution, parfois si difficile à aimer.
Il y a, chez François et dans ses textes, une vraie simplicité du cœur, de l’âme et de la foi qui tient, évidemment, à la parfaite sincérité de l’homme de même qu’à sa modestie. «Très, très peu de langue de bois», écrivait à son sujet le sociologue français Dominique Wolton, en 2018, en présentant Politique et société (Le livre de poche, 2018), son livre d’entretiens avec le pape. «Comment fait-il, demandait le sociologue admiratif, pour avoir ce génie de la communication, cette capacité à s’exprimer si simplement avec un amour réel du peuple, des « gens ordinaires »?»
J’ai mon idée là-dessus: quand il s’exprime, François ne fait pas des sermons ou de la vulgarisation, il expose directement le message chrétien dans sa nudité, non sans préciser, comme il le fait dans La joie de l’Évangile, en 2013, que le magistère papal ne détient pas la «parole définitive ou complète sur toutes les questions qui concernent l’Église et le monde». Avec François, la formule «qui suis-je pour juger?» sonne vrai.
Le refus et la joie
Un évangélisateur, dit-il encore dans La joie de l’Évangile, «ne devrait pas avoir constamment une tête d’enterrement», un «air de Carême sans Pâques». Le chrétien doit être capable de dire non à une «économie qui tue», à la «mondialisation de l’indifférence», il doit dire haut et fort que «la dignité de la personne humaine et le bien commun sont au-dessus de la tranquillité de quelques-uns qui ne veulent pas renoncer à leurs privilèges» et être conscient que «personne ne peut se sentir exempté de la préoccupation pour les pauvres et pour la justice sociale».
Ce mouvement de refus, toutefois, doit s’accompagner du sentiment exaltant que «le monde est plus qu’un problème à résoudre, il est un mystère joyeux que nous contemplons dans la joie et dans la louange», comme l’écrit François dans Loué sois-tu, en 2015.
À Dominique Wolton, François dit même que le sens de l’humour est «ce qui, sur le plan humain, s’approche le plus de la grâce divine». Quand des commentateurs d’extrême droite le traiteront de communiste en raison de sa sévère critique du capitalisme, François s’amusera même à les piquer au vif en disant ne pas s’offusquer d’un tel jugement puisqu’il connaît «de nombreux marxistes qui sont des gens très bien». Oui, celui-là est bien mon pape.
En dialogue avec les petits
En 2017, dans un magnifique album intitulé Cher pape François (Mame/Fidélité/Novalis), il répondait avec candeur et émotion à des lettres provenant d’enfants du monde entier. À un petit Canadien qui lui demande ce que faisait Dieu avant la création du monde, François répond, tout simplement, que «Dieu aimait». Quand une petite Albanaise lui demande s’il aimait danser dans son enfance, le pape fait l’éloge de la joie et dit aux enfants qu’il faut danser «pour ne pas être trop sérieux quand vous serez grands».
À Wing, huit ans, de Chine, qui veut savoir pourquoi il aime le foot, François explique qu’il aime l’esprit d’équipe. «Pour être de bons joueurs de foot, on doit jouer ensemble, dit-il. Il devrait en être de même dans l’Église!» À un petit Australien qui s’inquiète de la faim dans le monde et souhaite que Dieu multiplie les pains de nouveau, François sert un résumé de la doctrine sociale de l’Église. «Du pain, explique-t-il, il y en a, tu vois. Et il y en a assez pour tout le monde! Le vrai problème, c’est que certains de ceux qui en ont beaucoup ne veulent pas le partager avec d’autres. Le problème, ce n’est pas Jésus, mais les gens méchants et égoïstes qui veulent garder leurs richesses pour eux tout seuls. Jésus est très sévère envers ces gens-là.» C’est ça, François: direct, joyeux, juste, lucide et optimiste.
Auprès des pauvres
C’est lui, encore, qu’on retrouve dans Des pauvres au pape, du pape au monde (Seuil, 2022), le très beau dialogue entre François et des pauvres du monde entier organisé par l’association Lazare de France. «Aussi bizarre que cela puisse paraître, écrivent les coordonnateurs du projet, le pape nous a donné plusieurs heures d’entretien. À aucun moment il n’a été dérangé ni par ses secrétaires ni par le téléphone. Son regard et sa parole nous ont laissés penser que nous étions uniques au monde.»
Les questions adressées au pape dans ce livre ratissent large et témoignent d’une grande liberté de ton. Les pauvres invités veulent savoir ce que lit le pape — il répond que Verlaine et Baudelaire nourrissent sa «part mélancolique» —, comment il se détend — en écoutant la musique de Wagner, confie-t-il —, quel est son salaire — «je ne gagne rien», dit-il, tout en expliquant que sa «pauvreté est fictive» puisqu’il ne manque de rien —, ses défauts — l’impatience — et ce qu’il admire chez les gens — la simplicité et la transparence.
Il admet d’ailleurs être mal à l’aise avec la vénération que certaines personnes lui réservent parce qu’il n’a rien, insiste-t-il, d’une divinité et parce qu’il chérit d’abord la proximité avec les gens. «Je me suis souvent demandé quel était le style de Dieu, dit-il. Lire l’Écriture m’aide à connaître ce style: proximité, compassion, tendresse. Dieu est ainsi.» Et François aussi, ma foi!
À la différence de Jean-Paul II, énergique mais un peu grand seigneur, et de Benoît XVI, brillant mais austère, François est un pape cool, souriant et modeste. Il n’hésite pas à dire qu’il n’a jamais vu Dieu en songe et qu’il n’entend pas de voix célestes Le mysticisme, de toute évidence, n’est pas son affaire. Dieu parle, dit-il, mais au cœur. Quand une Brésilienne lui demande si Jésus est beau, il répond joliment: «Notre Seigneur est très beau. D’une beauté singulière. Si tu le vois, il n’y a pas de doute, tu tomberas amoureuse de lui.» Accueille-t-il tout le monde, ce Dieu discret? Qu’en est-il, par exemple, des incroyants ou des homosexuels? «Il faut savoir lire et interpréter la Bible», répond François. «Dieu ne refuse l’entrée à personne en raison de sa manière d’être, de sa condition sociale ou de son identité sexuelle.» C’est clair, il me semble.
En lutte pour la justice
Dans un dialogue avec les pauvres, il fallait, évidemment, aborder la question de l’injustice sociale et de ses causes. François ne se fait pas prier pour parler de son sujet de prédilection. Il insiste sur la nécessité de lutter «pour que cesse la pauvreté matérielle, pour la justice, pour que tout homme et toute femme aient du travail, du pain, de l’instruction». Il faut aider les pauvres dans l’immédiat, certes, mais cette aide «ne peut à son tour être séparée de notre contribution à la résolution de l’injustice sociale ou au combat contre l’impudeur avec laquelle la richesse se manifeste».
Le catholicisme n’est pas une spiritualité désincarnée. «Certains prétendent que je suis un communiste… Moi, j’affirme seulement que si on retire les pauvres de l’Évangile, il s’écroule», explique François, avant d’ajouter que «le grand péché social du monde est la mauvaise distribution de la richesse».
François s’apprête-t-il à renoncer à sa charge? Je l’ignore. Je sais, toutefois, que son rafraîchissant pontificat est, depuis presque dix ans, une invitation à tous les catholiques du monde à ne jamais renoncer à la joie de la lutte pour un monde plus juste et plus digne pour tous, pour un monde, aurais-je envie de dire tout simplement, plus fraternel, plus beau, plus vrai.
François, mon pape, sera dur à remplacer.
Note: cette chronique fera relâche pour l’été.