Mon moment préféré, à la messe, a toujours été le sermon. On délaisse enfin la ritournelle liturgique — qui a ses vertus, certes, mais qui est sans cesse guettée par le ronron — pour faire entendre une parole plus libre. Le sermon n’enchante pas tout le monde. Quand j’étais petit, la messe m’ennuyait. Pour me changer les idées, j’observais les gens autour de moi. J’ai donc pu noter, alors, qu’au moment du sermon, plusieurs fidèles troquaient le Prions en Église pour le feuillet paroissial. Ça ressemblait à une pause. On se donnait le droit, pendant quelques minutes, de faire autre chose, d’avoir une écoute flottante. La parole du prêtre, après tout, ce n’était pas la même chose que la parole de Dieu.
Il est vrai que certains célébrants ne contribuent pas à l’écoute active de leurs homélies. Chaque fois que je lis ou que j’entends le mot «sermon», me reviennent en mémoire les nombreux passages du journal intime de Jean-Paul Desbiens, le célèbre frère Untel, dans lesquels il fustige, avec le tranchant qui caractérise son style, la platitude de nombreux sermons. Comment lui donner tort?
Dans ses Notes pour moi-même (Boréal, 2017), le grand critique littéraire Gilles Marcotte (1925-2015) déplorait le même phénomène. Le 16 novembre 2008, il écoute la messe à la télé et y entend «le sermon parfait de l’incohérence, de l’absence, dépourvu de tout horizon, de toute piété», résume-t-il. «J’ai entendu beaucoup de sermons médiocres — il est presque impossible d’en entendre d’autres sortes, particulièrement ces temps-ci, me semble-t-il —, mais celui-là dépassait de loin les bornes habituelles, insiste-t-il. Je n’en étais pas scandalisé. J’étais terrifié. J’ai entendu, durant ma longue existence, quelques sermons vrais. Ils habitent encore ma mémoire. C’étaient des miracles.»
Un art exigeant
L’art du sermon n’est pas facile. Celui qui s’y livre doit, en quelques minutes, commenter un texte ancien déjà surinterprété afin de lui faire dire des choses pertinentes qui résonnent dans l’esprit des fidèles du temps présent. Le discours doit être simple, pour rejoindre tout le monde, mais avoir une certaine profondeur, pour n’être pas vain. L’éloquence de l’orateur contribue à la qualité de l’exercice, mais n’y suffit pas. Il y faut aussi un contenu qui marque, notamment grâce à quelques images fortes. Obstacle supplémentaire: dans certaines églises, la qualité de la sonorisation est si mauvaise qu’elle fait décrocher l’auditeur le plus déterminé.
Dans les 40 dernières années, j’ai eu la chance, dans des églises du diocèse de Joliette, d’entendre quelques maîtres en la matière. Les sermons de Mgr Gilles Lussier brillaient souvent, comme l’homme lui-même, par leur classe, leur cohérence et leur subtile audace. Ceux des abbés Claude Fafard et Raymond Gravel saisissaient par leur énergie contestataire et leur générosité populaire. Ceux, enfin, de Paul Léveillé touchaient le cœur par la douceur et l’humour.
En lisant Le chemin du bonheur (Médiaspaul, 2021), le livre posthume de l’abbé Gérard Marier (1930-2019), je retrouve ces qualités. Cet ouvrage ne réunit pas des sermons, mais des réflexions sur la vie bonne, dans une perspective chrétienne. Or, Marier, que je n’ai jamais entendu ni en chaire ni ailleurs, était, dit-on, un excellent prédicateur, et cela transparaît à chaque page de ce petit livre. Docteur en philosophie, l’abbé aime bien citer les grands penseurs, mais il le fait toujours dans une grande simplicité. Parlant du bonheur, par exemple, il rapproche saint Paul et Spinoza qui, tous deux, évoquent la joie de s’engager dans une quête de perfectionnement sur le plan humain.
Bonheur et consolation
Le bonheur, explique Marier, ne se limite pas à la santé, à la prospérité et à une vie amoureuse et familiale satisfaisante. «Il est un chemin, écrit-il, et parce qu’il est montant, d’une moindre perfection à une plus grande, il est difficile. Pour le parcourir, il faut un effort, ce qui n’est pas dans l’air du temps.» La formule rappelle celle de Paul VI. «Être chrétien, disait-il, ce n’est pas facile, mais cela rend heureux.» Passer du pessimisme à l’optimisme, devant l’état du monde, n’est pas évident, tout comme comprendre qu’il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir. Cela ne vient pas tout seul. Il y faut une décision, voire un arrachement, mais la récompense est une joie qui transcende tous les plaisirs.
J’aime, chez Marier, cette reprise de la conception chrétienne du bonheur qui rejette l’égoïsme du satisfait et la complaisance de la victime envers son état. Nous avons tous besoin, d’une manière ou d’une autre, à un moment ou à un autre, d’être consolés et, par conséquent, nous devons tous nous faire consolateurs les uns des autres. Consoler, explique Marier, ça veut d’abord dire savoir écouter l’autre sans le ramener à soi avec des formules maladroites comme «moi aussi, j’ai vécu ça», «je te comprends donc» ou «il y a pire que toi».
Après l’écoute véritable doit venir le moment de l’ouverture au sens de l’épreuve et celui de l’invitation à la guérison. «Veux-tu guérir?» demande Jésus au paralysé de la piscine de Bézatha. Pour Marier, fondateur de la Communauté du Désert qui accueille notamment des personnes aux prises avec des dépendances, l’enlisement dans le malheur ou la résignation doivent être surmontés. Il faut, écrit-il, passer du «pourquoi» au «pour quoi». Le malheur existe; faisons-en un tremplin vers une libération. Levons-nous et marchons ensemble.
L’esprit d’enfance
Même dans son grand âge, Marier ne lâchait pas. Il est mort le 8 mars 2019, «peu après son retour d’un ultime marathon de prédication en Martinique et en Guadeloupe», précise son éditeur. Son expérience de la vieillesse lui a inspiré une belle méditation sur la vulnérabilité. Les aînés, écrit-il, «ont le choix entre quatre attitudes»: la fuite dans le divertissement pour nier leur déclin, la lamentation victimaire, la résignation tranquille ou la redécouverte de l’esprit d’enfance.
Ce dernier concept, si cher à Bernanos, était résumé en ces termes par Mgr Guy Gaucher, dans son anthologie du grand écrivain: «L’enfance n’est pas pour lui nostalgie romantique du passé, source d’inspiration pour tant de romanciers. Elle est à la source de l’être, dans sa fraîcheur originelle, sa spontanéité, son ouverture à la vie. […] La persistance de l’enfance dans l’âge mûr n’équivaut pas à l’infantilisme. Elle peut signifier, au contraire, la réalisation la plus intense de l’être profond, selon les paroles de Jésus-Christ: “Si vous ne redevenez pas comme des petits enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux.”»
Gérard Marier, à son tour, voit dans la redécouverte de cet esprit une occasion de libération et d’accomplissement. Les personnes âgées, écrit-il, ne retombent pas en enfance, comme on le dit parfois; «elles retombent dans leur enfance, elles deviennent ce qu’elles étaient, mais avec pleine conscience et plein consentement». Elles peuvent ainsi se libérer de «trois tyrannies»: celle du bonheur à tout prix, en se donnant le droit d’être tristes; celle de la bienséance, en se permettant de dire librement ce qu’elles croient juste; celle de la mauvaise routine. Au lieu de vivre chaque jour, dans l’urgence, comme si c’était le dernier, elles le vivent alors «comme si c’était le premier», expérimentant ainsi déjà un peu «la grâce de l’éternité», conclut Marier.
Béatitudes
Avant de mourir, l’abbé Marier a voulu, avec cet ouvrage, livrer une modeste version des Béatitudes. Dans de récentes catéchèses (2020) sur ce grand moment évangélique, le pape François, un autre maître du sermon dense et fraternel, insiste sur la première des huit béatitudes, celle qui, dans Matthieu, déclare heureux «les pauvres en esprit». J’ai longtemps résisté à cette dernière formule, qui me paraissait flirter avec un éloge de l’inculture. J’ai compris, depuis, que la pauvreté en question relevait d’une autre nature, bien expliquée par François. «Les “pauvres en esprit”, dit-il dans La vie heureuse (Médiaspaul, 2021), sont alors ceux qui sont et qui se sentent pauvres, mendiants, au plus profond de leur être. […] Chacun, face à lui-même, sait bien que, pour autant qu’il se donne du mal, il reste radicalement incomplet et vulnérable.»
Il n’y a pas d’effort à faire pour devenir pauvre en esprit, explique le pape, «parce que nous le sommes déjà ! […] Nous avons besoin de tout. Nous sommes tous pauvres en esprit, nous sommes mendiants. C’est la condition humaine.» La reconnaissance de cette pauvreté, qu’aucune richesse matérielle ne peut entamer, est la source de «la liberté du cœur», conclut François.
À la suite de Jésus, Gérard Marier, avant de partir, tenait à dire à ses frères et sœurs dans la foi qu’il faut apprivoiser cette pauvreté et apprendre à l’aimer pour avoir part au bonheur.
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