Je me suis établi au Québec à l’automne 1974. Peu après mon arrivée, en 1978, la devise sur les plaques d’immatriculation des véhicules fut changée de «la Belle Province» à «Je me souviens». Curieux et mordu de la culture comme je suis, ce changement m’a intrigué et m’a poussé à me plonger dans la culture québécoise et l’histoire du Québec. Ce cheminement intellectuel m’a ouvert le chemin vers une meilleure intégration à la société québécoise. On peut presque dire que cette devise a changé ma vie.
Près de 40 ans plus tard, cette devise a réussi, encore une fois, à changer ma vie.
Le 29 janvier 2017, un tueur est entré dans la grande mosquée de Québec et a tiré sur les fidèles pour la simple raison qu’ils pratiquaient une religion qu’il n’aimait pas. Il a enlevé la vie à six pères de familles, laissé un septième paraplégique, et une quarantaine de rescapés. Il a laissé dans son sillage six veuves, dix-sept orphelins et toute une société sous le choc. En apprenant les détails de cette tragédie sans précédent au Québec, la devise «Je me souviens» commençait à raisonner dans mon esprit. J’ai décidé de faire en sorte qu’on n’oublie pas et de consacrer mon énergie pour qu’une tragédie pareille ne se reproduise pas.
La semaine dernière, des activités de commémoration du quatrième anniversaire de la tuerie ont eu lieu à travers le Canada. Cependant, toutes ces activités de commémoration et toute la solidarité du monde ne pourront pas ramener à une veuve son mari, ou à un orphelin son père. Néanmoins, même si on ne peut rien faire pour les morts, on peut et on doit faire quelque chose pour les vivants. Nous devons agir collectivement pour protéger notre société des préjugés, de la haine et de la violence.
Dans la foulée des activités de commémoration la semaine dernière, le gouvernement fédéral a annoncé son intention de faire du 29 janvier la Journée nationale de commémoration de l’attentat à la mosquée de Québec et d’action contre l’islamophobie, en l’honneur des victimes et en solidarité avec les survivants de cette tragédie. Quelques jours plus tard, le gouvernement fédéral a interdit quatre groupes suprémacistes blancs au Canada – les Proud Boys, The Base, Atomwaffen et le Mouvement impérial russe – en les considérant comme entités terroristes répertoriées. Bien sûr ces développements à Ottawa étaient une réponse à des efforts déployés par les familles des victimes, des activistes de la communauté musulmane à travers le Canada, et des milliers des personnes soucieuses de vivre dans une société libre de la violence et de la culture de la haine. Certainement ces déclarations de la part du gouvernement fédéral sont des pas dans la bonne direction. En revanche il faut qu’elles soient suivies par des lois qui définissent bien l’islamophobie, pour rassurer les sceptiques, et qui identifient les mesures à prendre pour protéger la société de l’islamophobie. Il serait aussi opportun que le gouvernement du Québec reconnaisse à son tour l’existence de l’islamophobie et adopte les mesures nécessaires pour la combattre.
Tout comme le tueur des 14 femmes à Polytechnique était motivé par la haine des femmes, le tueur des six pères de famille à la mosquée de Québec était motivé par la haine des musulmans. Le premier était motivé par l’anti-féminisme, le deuxième par l’islamophobie. Nous ne devons plus avoir peur des mots. À cet égard j’aimerais citer Karine Vanasse, maîtresse de cérémonie de la commémoration du 30e anniversaire de la tuerie de Polytechnique:
«J’aimerais que l’on promette à ces 14 femmes que dorénavant […], nous ferons de notre mieux pour nommer les violences avec les mots qui les définissent réellement. Nous avons le devoir de nous souvenir, mais aussi de reconnaître et de nommer.»
Le premier ministre du Québec, François Legault, a déclaré lors de cette cérémonie: «Quatorze femmes se sont fait voler leur avenir parce qu’elles étaient des femmes.»
Le 14 janvier 2021, le Service de police de la Ville de Montréal a appréhendé un individu qui dessinait des croix gammées à la synagogue Shaar Hashomayim, à Westmount. La police a découvert des bidons d’essence dans son véhicule. Tout porte à croire que le pire a été évité. J’étais parmi les milliers de Canadiens et de Québécois qui ont condamné cet acte ignoble. Les premiers ministres Trudeau et Legault étaient parmi les premiers à le condamner. Effectivement M. Legault a écrit sur son compte Twitter: «Un geste antisémite inacceptable, qu’il faut dénoncer haut et fort.»
Nous ne devrons plus avoir peur des mots. Tuer des femmes parce qu’elles sont des femmes est un acte anti-féministe. Attaquer une synagogue ou tuer des juifs parce qu’ils sont des juifs est un acte antisémite. Attaquer une mosquée ou tuer des musulmans parce qu’ils sont musulmans est un acte islamophobe.
Reconnaitre l’islamophobie et ses dangers ne consiste pas à accuser le Québec entier d’être islamophobe. Pas plus que reconnaître l’anti-féminisme et l’antisémitisme et les combattre signifie que le Québec est anti-feministe ou antisémite. Cela dit tout simplement que l’islamophobie – malheureusement comme l’anti-féminisme et l’antisémitisme – existe, qu’ils font tous les trois des victimes innocentes et que notre société doit les combattre et s’en protéger.
Finalement, lutter contre l’antisémitisme ou l’islamophobie ne vise pas uniquement à protéger les juifs et les musulmans. Il s’agit de protéger la société tout entière. Je ne pense pas qu’il y ait des parents au Québec ou ailleurs dans le monde qui aimeraient vivre le cauchemar que les parents du tueur de la grande mosquée de Québec vivent depuis le moment où ils ont appris que leur fils a commis son crime dans cette nuit terrible de janvier 2017. Cet acte cruel a détruit sa propre vie, la vie de sa famille et les vies des familles de toutes ses victimes innocentes.
Hassan Guillet
Imam, avocat à la retraite et ingénieur