Marie Labrecque, ma mère spirituelle, fondatrice de l’école Rosalie-Jetté est décédée, en paix et anonyme, durant l’éclipse solaire de jeudi dernier. Son ami, le père Jean, jadis aumônier de Bordeaux, lui avait administré l’onction des malades.
J’ai rencontré Marie à la maison de prière Béthanie vers 1972. Elle m’a invité à aller chez elle rencontrer les «filles» — nous n’utiliserions plus ce terme aujourd’hui, mais il avait chez elle une connotation affectueuse unique. À ma surprise, j’y ai rencontré des femmes comme les autres, mais stigmatisées pour leur activité de prostitution. À ma surprise, ce qu’elles trouvaient le pire dans leur situation, ce n’étaient pas les clients mais les policiers et le regard que les citoyens posent sur elles. Avec Marie, j’ai appris la présence et l’écoute, la gratuité. Chez Marie, on ne posait pas de questions. C’était un principe de base à son accueil. Les femmes étaient libres de nous parler de ce qu’elles voulaient. Elles déterminaient les sujets. Mon travail de professeur-chercheur a commencé là. Après bien des questionnements sur la valeur de notre pratique d’accueil devant l’immensité des besoins, j’ai entrepris une thèse de doctorat pour y réfléchir. Pourquoi celles dont Jésus dit qu’elles nous précèdent dans le Royaume (parce qu’elles ont cru) sont-elles en pratique exclues de l’Église? Et puis, cette phrase terrible de l’une d’elles qui les avait ralliées un soir: «Pâques! Oui, on y croit. Mais c’est vrai pour les autres pas pour nous.»
Pionnière, femme d’action et contemplative, elle assurait le loyer de son appartement grâce à un emploi comme vendeuse. Une chambre servait de chapelle où les filles allaient parfois se recueillir. Ou coucher, au besoin.
Avec Marie, j’ai appris à écouter, à faire une recherche déterminée non par les intérêts du chercheur, mais par ceux des personnes qu’il rencontrait. Je lui dois et je leur dois beaucoup. Mes étudiantes et mes étudiants aussi. Et mes lecteurs ou lectrices. Je les ai toujours en tête quand je travaille sur les abus sexuels. Parmi elles, Francine par exemple, est tout emballée un soir de nous dire qu’elle verra son neveu durant le week-end. J’ai trouvé étrange qu’elle en soit si heureuse. À son retour, j’ai appris que ce neveu était en réalité son fils. Et quelques mois plus tard, que son père à elle était aussi le père de son fils.
J’ai déjà présenté Marie et son histoire dans mon livre La prostitution, une affaire de sens (p. 25-86). Je ne reprendrai pas non plus ce que les médias ont publié. J’utiliserai plutôt les mots des femmes pour dire qui elle était pour elles et pour les adolescentes enceintes qu’elle a sorties de La Miséricorde et auxquelles elle a permis de garder leur enfant, de relever la tête et de vivre le cœur moins oppressé. Plusieurs l’ont contactée durant ses dernières années, par lettre ou même une visite, souvent avec leur enfant ou petits-enfants. L’une d’elles et une de ces enfants a même été bénévole pour elle lorsqu’elle avait plus de 95 ans. Marie m’a parfois lu des extraits de ces lettres, souvent accompagnées d’une photo. Elle en était toujours émue. Comme je n’ai pas ces lettres, je citerai, en modifiant leur nom, les femmes prostituées qu’elle recevait.
Christiane racontait dans une conférence:
Je ne savais même plus que j’existais, qui j’étais. Puis j’ai rencontré une femme extraordinaire qui a cru en moi, qui a cru pour moi pendant un an, quand moi-même je ne croyais pas, quand je ne savais même plus que j’existais. Si ç’avait pas été de ça, qu’elle croyait pour moi, je serais morte droguée. Je prenais brosse sur brosse, je prenais de la drogue, mais j’ai jamais pu être assez saoule pour oublier. Elle, elle venait me chercher dans le trou de Montréal, au fond du fond. Pendant des années elle m’a suivie…
Dans une entrevue pour Communauté Chrétienne, Diane disait:
C’est très important de pouvoir parler à quelqu’un, de voir que t’es pas toute seule, parce que la solitude c’est lourd, tu viens que tu parles aux murs et tu te retrouves en psychiatrie… S’il y a une lueur d’espoir en quelque part pour moi, c’est dans la compréhension que certaines personnes peuvent nous apporter; comme le groupe chez Marie…
Je n’ai jamais oublié non plus Josée, tout heureuse de dire qu’elle avait pensé à Marie en accueillant, bras ouverts, sa sœur revenue de l’extérieur après plusieurs années. «C’est ici, disait-elle, c’est dans votre geste d’accueil, que j’ai appris à ouvrir les bras.» Et Dieu sait combien elle avait résisté à ce geste. Oui! Cette femme qui faisait de la prostitution trouvait pervers que l’on se fasse l’accolade en arrivant chez Marie. Comme quoi…
Et enfin, ce cri du coeur de Sylvie lors d’une activité du groupe: «Est-ce que j’ai moi aussi, une perle en-dedans, comme Marie? La sienne dit Amour. Est-ce que j’en ai une, moi aussi?» Son défi, c’était de faire voir leur beauté intérieure à ces femmes dont un policier avait dit à Diane: «Rien qu’à respirer, tu pollues l’air». Marie tentait de manifester l’amour du Père à ces femmes le plus souvent blessées par leur père. L’une d’elles, transsexuelle déjà en 1974, avait commenté le texte d’Osée 2 (16-25) que nous avions lu dans une célébration à la mémoire de Sophie qui venait de se suicider: «C’est vrai que c’est beau. Personne n’aura plus faim. Personne n’aura plus faim d’amour.»
Marie ne jugeait pas. Elle ne cherchait pas à convertir les filles. Son charisme, après le grand œuvre du Centre et de l’école Rosalie-Jetté (et d’autres fondations du genre), c’était maintenant l’accueil individuel. Un accueil sans condition. D’où le refus que des juges sentencient les femmes à venir chez Marie ou l’ajoutent à leurs conditions de libération. Mais elle les accompagnait à la Cour.
Depuis plusieurs années, Marie était prête à partir. Réduite à l’inaction, elle le souhaitait. Elle avait hâte de se retrouver en Dieu, avec le Père. C’était une grande dame, une fonceuse, une bâtisseuse réduite à l’inaction et à la seule contemplation. Vint un temps où même la lecture ne l’intéressait plus. Marie attendait son Seigneur. Sortie de communauté dans la cinquantaine, elle n’avait ni conjoint, ni enfants ni petits-enfants. Elle avait ainsi une affection particulière pour ma fille et mes petites-filles… qui le lui rendaient bien. Heureusement, quelques proches venaient la visiter ou l’appelaient au téléphone, dont deux qui, même octogénaires s’occupaient d’elle.
Il y a quelques années, l’école Rosalie Jetté l’avait fêtée. Des représentants d’une école où elle avait enseigné à Toronto étaient aussi venus à Longueuil lui dire leur appréciation et leur reconnaissance. Sinon, on ne peut pas dire qu’elle a été inondée de reconnaissance, ni sociale, ni ecclésiale. C’est le lot de ces religieuses bâtisseuses, parfois contestataires et même rebelles. S’il y a eu des actes de méchanceté, il y a aussi eu des actes de bonté. Avec, des deux côtés, des complicités et des allié sociaux et ecclésiaux. Les actes de Marie sont clairement du côté de la bonté. Il fallait avoir du cœur et du cran, pour aller contre toute une société et sortir «les filles-mères» de l’opprobre et de la honte du péché. Pour redonner valeur à la relation mère-enfant aussi pour ces femmes. Pour redonner dignité à des femmes stigmatisées.
Je ne verrai plus Marie. Son décès, bien qu’attendu, crée un grand vide.
Jean-Guy Nadeau
Auteur de Une profonde blessure. Les abus sexuels dans l’église catholique (Médiaspaul, 2020)
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