Le 27 mars dernier, le président de la Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC), Mgr Lionel Gendron, adressait une lettre ouverte aux peuples autochtones du Canada pour les informer que le pape avait décidé de ne pas présenter d’excuses aux autochtones et aux survivants des pensionnats. La raison qui en était donnée dans ce texte est que le pape «est d’avis qu’il ne peut pas y répondre personnellement».
Plusieurs se sont demandé ce qu’une telle formulation signifiait au juste. Une explication ultérieure de Mgr Gendron a confirmé que la demande avait été reçue comme une demande d’excuses personnelles; certains y auraient même perçu un manque de respect envers le Saint-Père. La demande 58 de la Commission de vérité et réconciliation (CVR) stipulait: «Nous demandons au pape de présenter, au nom de l’Église catholique romaine, [nous soulignons] des excuses aux survivants, à leurs familles ainsi qu’aux collectivités concernées pour les mauvais traitements sur les plans spirituel, culturel, émotionnel, physique et sexuel que les enfants des Premières Nations, des Inuits et des Métis ont subis dans les pensionnats dirigés par l’Église catholique. Nous demandons que ces excuses soient semblables à celles faites en 2010 aux Irlandais qui avaient été victimes de mauvais traitements et à ce qu’elles soient présentées par le pape au Canada, dans un délai d’un an suivant la publication du présent rapport.»
La demande figurait dans le rapport final de la CVR publié en mai 2015. En mai 2017, au terme d’une audience privée avec le premier ministre du Canada, le pape avait exprimé son ouverture à présenter les excuses demandées. Cela avait soulevé un vent d’espoir parmi les autochtones, alors qu’on n’y croyait plus tellement.
L’annonce, faite non pas par le pape lui-même mais par instance interposée, soulève un autre vent, celui de la colère, chez plusieurs autochtones. Pas tous bien sûr, ni au même degré pour tout le monde. Par exemple, plusieurs ne sont pas nés dans l’Église catholique mais plutôt dans d’autres Églises dont les instances supérieures ont présenté leurs excuses depuis très longtemps : Église presbytérienne (1993), Église anglicane du Canada (1994), Église Unie du Canada (1998). D’autre part, nombre d’autochtones se sont déjà désaffiliés de l’Église catholique et ne voient ici que l’impérialisme auquel ils s’attendent. Enfin, une minorité d’autochtones n’adhèrent pas au mouvement de dénonciation des pensionnats et tracent un bilan plutôt positif de leur expérience dans ces institutions; ils ne sont donc pas d’accord avec la demande d’excuses au pape.
Les 4766 pages du rapport final de la CVR rendent compte de la diversité des perspectives autochtones à ce sujet. Cependant, globalement, le rapport établit sa propre évaluation du système, basée sur l’ensemble des témoignages et sur les archives: les pensionnats relèvent d’une opération de génocide culturel étalée sur un siècle, et marqué par les violences et séquelles qu’on connait. Aux commissaires, il apparaissait donc raisonnable de demander des excuses au leader de l’Église catholique. Cette demande est adressée dans une perspective de guérison, et pour que les autochtones puissent enfin comprendre que l’Église catholique s’excuse.
À la longue, les réclamations d’excuses finissent par agacer une part du public, qui y voit une fascination pour la culpabilisation. Cependant, culpabilisation n’est pas responsabilisation, et l’Église s’appuie sur une tradition biblique où le repentir a un rôle à jouer dans la conversion et le changement. Que répondre de plus à la lassitude des observateurs, sinon que nous n’en serions pas là si l’Église catholique avait répondu avec diligence comme l’ont fait les autres dénominations concernées? Un groupe qui a subi des préjudices a le droit d’insister pour recevoir des excuses.
L’histoire des excuses en contexte catholique constitue en soi une saga. Quand on la compare aux processus relativement rapides qui ont eu lieu dans les autres dénominations, on ne peut qu’être frappé par le contraste. Diverses entités catholiques ont présenté des excuses – à commencer par les oblats en 1991. Les évêques se refusèrent généralement à faire de même, sauf ceux de l’Alberta et des Territoires du Nord-Ouest en 2014, car des diocèses de cette juridiction avaient administré des pensionnats. Ils présentèrent plutôt leurs «profonds regrets», en répétant toujours l’importance d’entreprendre des changements tournés vers la solidarité avec les peuples autochtones.
Le principe de synodalité
Les résistances épiscopales et romaines à présenter des excuses tiennent à un principe assez simple, au fond, invoqué le 28 mars par le père Thomas Rosica dans une entrevue au réseau CBC: celui de la synodalité, c’est-à-dire d’une gouvernance ecclésiale où les entités, quoiqu’en communion entre elles et avec l’évêque de Rome, jouissent d’une autonomie et d’une responsabilité conséquentes. En conséquence, le pape ne peut être tenu responsable de toutes les fautes qui marquent le visage de la catholicité ; les entités catholiques liées aux pensionnats doivent assumer leurs responsabilités et plusieurs ont déjà présenté des excuses. Il y aurait donc ici un principe non compris par la population, explique le père Rosica.
Quand on demande: «Et la synodalité, qu’en faites-vous?», on ne peut pas rester indifférent. On ne peut pas s’être battu durant des décennies pour elle (souvent à l’encontre du Vatican lui-même) et rester de glace. Permettons-nous toutefois de faire remarquer que les pensionnats ont existé avant Vatican II, moment où le principe de la synodalité est revenu à l’avant-plan des considérations. Le catholicisme préconciliaire s’en tenait plutôt à l’ecclésiologie fortement centralisée, pour ne pas dire ultramontaine, de Vatican I. Aujourd’hui encore, le principe de synodalité ne signifie pas que l’une quelconque des entités ecclésiales catholiques romaines est indépendante du pape. C’est tout aussi vrai, d’ailleurs, en ce qui concerne les congrégations religieuses: de facto et de jure, elles se trouvent ultimement sous l’autorité du Saint-Siège, qui les a établies et mandatées, et du pape à qui elles se rapportent chaque année.
En définitive, non seulement le pape assume l’autorité universelle sur l’Église catholique mais il est concerné par ce qui s’y produit. Non pas personnellement, bien sûr, mais institutionnellement.
Entendre la perspective des victimes
Dans ce dossier comme dans d’autres, la parole ecclésiale risque de s’enfermer dans une parole en circuit fermé en invoquant des considérations d’un monde parallèle à celui des populations qui écoutent. L’argument de la synodalité et des juridictions distinctes sont de cet ordre. 6000 personnes ont témoigné à la CVR de violences survenues dès l’enfance et dont les effets touchent toutes les dimensions de leurs vies. Les hommes et les femmes qui réglaient leur existence au pensionnat n’étaient pas simplement des membres de congrégations particulières: c’étaient des religieux et religieuses catholiques. Les abus de pouvoir ont été perpétrés par des personnes drapées de leur statut d’hommes et de femmes de Dieu, enseignant la soumission à l’Église catholique romaine. On trouvera peut-être mon argument simplet. Pourtant, cette logique simplette fut délibérément inculquée dans les pensionnats et les communautés autochtones pour obtenir la docilité des destinataires. On l’entend d’ailleurs en écho des histoires d’abus de pouvoir et de manipulation qui ne cessent de remonter à la surface.
Depuis trente ans, les survivants des pensionnats demandent des excuses à «l’Église catholique». Une diversité d’entités catholiques ont présenté des excuses, ce qui les honore. En 2009, Benoit XVI a fait une brève déclaration où il exprimait sa peine pour les abus commis par certains membres du clergé dans les pensionnats, ainsi que sa solidarité dans la prière; une déclaration que personne – et surtout pas le Vatican – ne considère comme des excuses. En 2016, François a présenté des excuses aux autochtones, en Bolivie, pour les fautes commises par l’Église à l’époque de la Conquête de l’Amérique; une autre déclaration, forte, mais qui ne dit rien sur des fautes si récentes que des milliers de victimes peuvent encore les raconter.
Personne n’a présenté d’excuses au nom de l’Église catholique canadienne et de l’Église catholique elle-même. Cette situation contraste avec celle des autres Églises concernées: d’un côté des excuses officielles, publiques, par l’instance habilitée à s’exprimer au nom de toute la dénomination. De l’autre, une dissémination de déclarations qui n’engagent jamais l’Église catholique en soi, apparemment non concernée par l’offense. D’où les demandes d’excuses au pape. La CVR fait aussi observer que «l’absence d’excuses claires de la part du Vatican témoigne du fait que l’Église catholique n’a pas encore admis la gravité de ses actes dans les pensionnats, ce qui permet encore à beaucoup de sœurs et de prêtres catholiques de mettre en doute la véracité des allégations de leurs collègues. Une simple déclaration de regrets quant au mal fait aux enfants dans les pensionnats demeure bien loin d’une présentation d’excuses en bonne et due forme, laquelle suppose l’acceptation de la responsabilité pour les torts causés.»* Mais alors, de quoi au juste l’Église catholique devrait-elle s’excuser?
S’excuser de quoi?
François n’a certainement pas à présenter des excuses personnelles à propos des pensionnats. Cela ne lui a jamais été demandé, d’ailleurs. C’est l’Église catholique qui est appelée à présenter des excuses, par la voix de son chef suprême.
Quand Facebook est pris en flagrant délit de négligence grave dans la protection des données personnelles du public, on ne s’étonne pas que Mark Zuckerberg présente des excuses. On ne l’imagine pas s’en laver les mains en renvoyant les plaignants à un échelon inférieur, et s’en tirer impunément. Le grand patron déclare que l’organisation, en ses plus hautes instances, aurait dû faire preuve de vigilance et de diligence, ce qu’elle n’a pas fait. Si un entrepreneur capitaliste le fait, on l’attend a fortiori de la part d’une figure dont la seule crédibilité est d’ordre spirituel et moral.
Le contenu des déclarations d’excuses des autres dénominations est largement applicable au cas catholique. Elles impliquent une responsabilité spirituelle, d’abord. Cela pourra faire sourire l’un ou l’autre avocat. Il serait plus inquiétant qu’elle éveille la même réaction parmi les pasteurs, qui se gausseraient ainsi de ce qui constitue la raison d’être de l’Église.
L’Église catholique devrait s’excuser d’avoir privilégié un modèle de catholicité où l’homogénéité l’emportait sur la diversité. De cela, moult ecclésiologues ont abondamment traité depuis 50 ans et cela est admis. Les théologies de l’inculturation ont fleuri sur le postulat que les œuvres missionnaires se sont généralement confondues avec l’occidentalisation. Cela se passait naguère: à l’époque des pensionnats, justement. Ce qu’illustre le cas des pensionnats, c’est comment une Église qui confondait mission évangélisatrice et mission «civilisatrice» a fini par œuvrer à la suppression des langues, des cultures et des traditions spirituelles autochtones.
Les œuvres missionnaires catholiques, dans le modèle appliqué par le système des pensionnats, relèvent d’un dispositif mis en place à partir des XVe et XVIe siècles, fixé par la réforme de la Curie au concile de Trente. Elles sont directement reliées à l’expansion européenne qui débute avec la Conquête de l’Amérique (1492). Elles relèvent d’une géographie impérialiste qui organise le monde autour d’une métropole. Dans cet imaginaire, la métropole établit les modalités des rapports entre elle et les colonies. Les colonisés deviennent objets de gérance, à distance, et sont rapidement dépossédés de leur autodétermination. Le jour où un gouvernement propose aux congrégations catholiques un partenariat pour cette gérance, la métropole religieuse ne trouve rien à redire. Non pas parce que ça se déroule à son insu – ce qui n’est pas le cas –, mais parce que cela est compatible avec sa vision impérialiste de l’œuvre missionnaire. Les pensionnats font partie du processus colonial. Les deux tiers étaient catholiques.
À l’instar des autres dénominations, l’Église catholique devrait présenter des excuses pour avoir porté cette vision sans en voir les effets débilitants sur les autochtones, individuellement et collectivement. Elle le pourrait d’autant plus qu’en 2016 la CECC a officiellement répudié la Doctrine de la Découverte. Elle l’a fait dans un document bien documenté, qui montrait de manière convaincante que cette doctrine avait été invalidée de facto depuis longtemps. Il ne restait plus qu’à la répudier officiellement, ce qui fut fait. Cependant, à ce jour, Rome n’a pas formulé de répudiation officielle de la doctrine en question, même si là aussi sa position officieuse est similaire à celle de la CECC. L’Église catholique pourrait répudier cette doctrine, née à Rome, qui eut des effets bien au-delà du Canada et dont l’esprit a persisté bien après l’invalidation de la lettre, indirecte et tacite. Qu’est-ce qu’elle attend?
Nous l’avons dit, les congrégations religieuses relèvent ultimement du Saint-Siège. L’Église catholique devrait s’excuser pour ne pas avoir eu des règles qui eussent protégé les autochtones contre les diverses violences subies dans les pensionnats.
Bien sûr, les excuses ne règlent pas tout. La CVR les voit comme une étape nécessaire dans un long processus de réparation et de réconciliation. Ce processus, tel que vu par la CVR, relève d’une conception autochtone de justice réparatrice basé sur le cercle, la parole et l’écoute. Dans ce processus, l’offenseur se départit de son pouvoir et accepte de se laisser guider par le cercle. On est loin du paternalisme qui marque une fois de plus cette déclaration de non-excuses par pallier hiérarchique interposé. L’Église catholique pourra-t-elle un jour vivre la «mission renversée» et se mettre sous la guidance des autochtones, pour être guérie elle aussi?
À de multiples reprises, les autochtones ont demandé des excuses au pape. Certains annoncent leur intention de faire de nouvelles représentations auprès du Saint-Père. Pour d’autres, cette réponse officielle marquera un deuil à faire et des choix conséquents. La suite des choses appartient d’abord aux autochtones.
Jean-François Roussel
Professeur agrégé, Institut d’études religieuses, Université de Montréal
2 avril 2018
*Commission de vérité et réconciliation du Canada, Pensionnats du Canada: La réconciliation, Montreal & Kingston; London; Chicago, McGill-Queen’s University Press, 2015, p. Cited., p. 112.