Après avoir examiné rigoureusement les dossiers – y compris les éléments secrets s’y trouvant – de quelque 6809 prêtres, diacres et membres du personnel de neuf diocèses québécois, le juge à la retraite André Denis peut confirmer qu’entre 1940 et 2021, 87 abuseurs sexuels y ont sévi contre des enfants, des adolescents et des personnes vulnérables.
Les diocèses de Joliette, Saint-Jean-Longueuil, Saint-Jérôme, Valleyfield, Amos, Rouyn-Noranda et Mont-Laurier ainsi que les archidiocèses de Montréal et Gatineau ont rendu publiques aujourd’hui «les constatations» faites par ce juge et son équipe au terme de leur enquête au cœur des archives publiques et secrètes de chacun de ces diocèses.
«Les évêques m’ont donné deux mandats», explique le juge Denis.
«Existe-t-il actuellement des gens qui ont commis des abus sexuels» et qui sont toujours en poste, en paroisse ou encore au niveau diocésain? Chacun des neuf évêques qu’il a rencontrés voulait obtenir cette réponse le plus rapidement possible, confie-t-il.
«S’il y en a, on va leur retirer leur ministère et on va déférer leur cas aux autorités locales ou à Rome, m’ont-ils tous dit.»
Cette première tâche lui a pris quelques mois. Les résultats spécifiques de sa première enquête n’apparaissent toutefois pas dans le bref rapport de trois pages rendu public aujourd’hui. «C’est très peu», concède finalement le juge lors d’un entretien téléphonique. «Ceux que j’ai identifiés avaient déjà été sanctionnés», dit-il.
Le second mandat obtenu était plus costaud. Le juge ainsi que les quatre membres de la petite équipe qu’il a constituée devaient examiner chacun des dossiers des prêtres ayant œuvré au cours des 85 dernières années dans chacun des diocèses. Peu importe qu’ils soient toujours actifs, retraités ou encore décédés. Peu importe qu’ils aient été incardinés (rattachés juridiquement) à un diocèse ou simplement prêtés par une congrégation. «Faites-nous une liste de tous les abuseurs que vous pouvez identifier», lui ont carrément demandé les évêques et les archevêques québécois.
Le juge Denis a trouvé 87 abuseurs.
Le rapport ne précise pas l’état des abuseurs. Sont-ils des laïcs, des membres de congrégations religieuses, des prêtres, des évêques? «L’audit a recensé 87 personnes, soit 1,28 % du personnel étudié, dont le dossier documentait des allégations d’abus sexuels confirmées ou bien fondées commis à l’endroit de personnes mineures ou d’adultes vulnérables depuis l’an 1940», indiquait le communiqué de presse conjoint émis ce matin.
«J’ai identifié 87 abuseurs. La majorité des personnes sont décédées, certaines sont très âgées», note d’abord le juge à la retraite André Denis. Puis, il se fait plus précis: «la vaste majorité, ce sont des prêtres. Il y a aussi deux diacres». Y a-t-il des laïcs? «Non», tranche-t-il.
Recherche exhaustive
«J’ai eu accès à tous les locaux, les classeurs, les voûtes, les dossiers secrets, les notes des évêques au fil des ans», dit le juge Denis. «Personne ne m’a empêché de faire mon travail.»
Sa première exigence en arrivant dans un quelconque diocèse était toujours la même: obtenir des listes complètes. Celle des prêtre incardinés depuis 1940, mais aussi celle des prêtres membres de congrégations qui rendaient des services en paroisse les dimanches. Et celle du personnel appelé à agir en pastorale paroissiale ou diocésaine.
Puis, «je demandais d’avoir accès aux dossiers confidentiels» du diocèse. Ce qui ne lui a jamais été refusé. «J’ai fouillé partout. J’étais un peu casse-pieds», reconnaît-il aujourd’hui. Aux bureaux diocésains de Montréal, qui occupent un grand édifice, rue Sherbrooke Ouest, «je suis allé sur tous les étages», dit-il. «J’avais avec moi une personne qui avait toutes les clés des bureaux.»
Le juge a parcouru chaque élément contenu dans les quelque 10 000 dossiers qu’on lui a soumis. Si son rapport ne mentionne que 6809 dossiers, c’est que dans certains diocèses – «Montréal, pour ne pas le nommer» – le dossier d’un prêtre peut se retrouver, identique ou presque, dans plusieurs départements. Dans ces chemises, on trouve des documents qui vont d’une demande pour entrer au Grand Séminaire à une lettre pour la retraite. «Je vous assure, j’ai tout lu.»
Le juge André Denis a aussi lu, avec une plus grande minutie encore, chacun des éléments déposés dans les archives confidentielles que les diocèses conservent sur leur personnel. «On dit toujours archives secrètes et non confidentielles, m’a corrigé un chancelier diocésain», lance-t-il. Et c’est précisément là qu’il a trouvé plusieurs éléments qui lui ont permis d’identifier des abuseurs.
Il a porté une attention toute particulière aux petites feuilles et aux lettres manuscrites, souvent coincées entre deux documents officiels. «Il y a de tout», confie-t-il. Comme cette plainte contre un prêtre qui fait des homélies trop longues. Là, c’est un prêtre qui est dénoncé car on le juge mauvais administrateur financier. Là encore, une paroissienne déplore avoir vu un prêtre en compagnie de jeunes filles. «Ils ont l’air de s’amuser ensemble», a-t-elle écrit. Ces gestes, anodins ou répréhensibles, ne faisaient pas partie de son mandat d’enquête, reconnaît le juge. Mais il les a quand même notés dans son rapport.
«Ce que j’ai regardé de plus près, ce sont les plaintes ou les notes d’abus sexuels.» Il en a trouvé plusieurs. «Dès que je voyais une lettre de ce type, j’ai déclaré le prêtre comme abuseur», dit-il. «En cas de doute, je l’ai reconnu comme un abus». Il explique que si des parents ont effectivement écrit à des évêques, il a aussi vu des plaintes d’un curé envers son vicaire ou d’un marguiller contre son curé.
Le juge Denis est aussi bien conscient que les plaintes contre des prêtres, en 1940, n’étaient pas légion. «En 1942, si un enfant disait à son père que « monsieur le curé m’a touché les fesses », il recevait probablement une gifle.»
«Mais j’ai vu des dossiers vieux de 20 ans et même de 40 ans où les évêques se sont montrés imperturbables. Ils ont reçu une plainte, les parents ont été rencontrés et le prêtre a été retiré du ministère.» Il reconnaît que certains prêtres ont été envoyés, après un temps de repos dans une maison spécialisée, auprès des fidèles d’une autre paroisse de leur diocèse. D’autres encore sont demeurés prêtres mais n’ont plus jamais obtenu un poste en paroisse, révèlent aussi les dossiers consultés. «Mais ces vingt dernières années, les prêtres [abuseurs] sont écartés de tout ministère», assure-t-il. Et tous les prêtres, toujours vivants, qu’il a identifiés dans son enquête – «on les compte sur les doigts d’une main», dit-il – ont été «systématiquement écartés».
Un résumé de trois pages
Le résumé de l’audit statistique qui a été rendu public ne compte que trois pages (dont une page couverture), une de plus que le communiqué de presse qui a été remis aux médias le 8 juin.
Mais le rapport que le juge Denis a préparé à la demande des évêques des neuf diocèses et auquel il travaille depuis décembre 2020 est plutôt volumineux. «Une dizaine de pages» pour expliquer sa démarche, «mais les annexes, elles, font plus de 500 pages», précise-t-il. On y trouve ses constatations, des listes «de tous les prêtres où il n’y a rien à signaler», d’innombrables «commentaires et notes rapportés à chaque évêque» ainsi que «87 documents où je présente les 87 personnes identifiées comme abuseurs».
Le rapport complet du juge Denis ne sera pas rendu public. «J’ai remis à chaque diocèse les détails. Ils ont décidé de faire un communiqué commun.» Ils ont aussi choisi de ne pas indiquer combien d’abuseurs étaient identifiés dans chacun des diocèses étudiés. «Je respecte leur décision», dit André Denis.
«Au sein de chaque diocèse, les résultats sont communiqués à la personne désignée pour accueillir les plaintes et les transmettre à un comité en charge d’étudier les dossiers», assurent les autorités diocésaines dans leur communiqué de presse conjoint. À Montréal, c’est l’ombudsman de l’archidiocèse, l’avocate Marie Christine Kirouack, qui a reçu le rapport du juge à la retraite Denis.