La récente opération de sauvetage de l’imposant clocher de l’église Saint-Sauveur à Québec a soulevé chez la population toute une série de questions relatives à la valeur réelle de cette structure et sa place dans l’histoire religieuse et architecturale de la Vieille Capitale.
Ce clocher, érigé en 1892 d’après les plans du prolifique architecte Joseph-Ferdinand Peachy, était à l’époque un moyen éloquent de compléter le long projet de reconstruction de cette église ravagée par le terrible incendie des quartiers Saint-Roch et Saint-Sauveur en 1866. Loin d’être un nouveau venu sur la scène architecturale de la région, Peachy avait déjà signé la réalisation d’édifices prestigieux dans la capitale, dont l’église Saint-Jean-Baptiste, l’ancien YMCA actuellement en cours d’intégration au projet du Théâtre Le Diamant de Robert Lepage ainsi que l’imposante résidence des prêtres du Séminaire de Québec. Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’incendie de l’église Saint-Sauveur fut l’une des raisons ayant mené à la création d’une paroisse autonome en 1867 et sa prise en charge par les oblats dans ce quartier ouvrier qui formait à l’époque une municipalité indépendante de Québec.
Si près de 25 ans se sont écoulés entre la reconstruction du temple par Peachy et l’ajout du clocher, il n’en demeure pas moins que le délai important n’avait eu aucune emprise sur l’ambition de la paroisse Saint-Sauveur de se doter d’une structure dominant complètement la plaine de la rivière Saint-Charles et dont la forme unique marque depuis le paysage local.
Pourtant, cette œuvre, loin d’avoir été créée à partir du néant, s’inspire d’un précédent prestigieux et pas nécessairement celui qu’on a toujours cru.
Il est généralement admis, à la suite des travaux de l’historien Luc Noppen, que le clocher de l’église Saint-Sauveur s’inspire directement de l’église de la Trinité, à Paris, construite entre 1861 et 1867. Cette correspondance s’appuie sur le fait que Peachy avait lui-même visité cette église lors d’un voyage en France et qu’elle lui avait servi de source majeure d’inspiration pour l’église Saint-Jean-Baptiste de Québec, construite en 1881. Toutefois, si la similitude entre l’édifice parisien et l’église de la haute-ville est frappante, elle est loin d’être convaincante dans le cas de Saint-Sauveur. S’agirait-il donc d’une œuvre unique ou d’une interprétation bien personnelle de Peachy? Il semble que non et que sa source d’inspiration était locale et située à l’autre bout d’une ligne de chemin de fer mise en service en 1889 et reliant Québec à la Côte-de-Beaupré.
En effet, les clochers de la première basilique de Sainte-Anne-de-Beaupré, construite à partir de 1872 et incendiée en 1922, sont identiques à quelques détails près de l’actuel clocher de Saint-Sauveur. On y retrouve, de bas en haut, le même fronton, la base avec pilastres géminés et l’horloge, le même tambour familier avec ses colonnes ainsi que le dôme surmonté d’une lanterne supportant la croix. Tant dans les proportions que dans le détail, les deux églises partagent trop de points communs pour qu’il s’agisse d’un simple hasard. Quant à la piste européenne, elle demeure valide mais par un chemin plus indirect puisque la façade de la basilique et ses deux clochers avaient été dessinés par le rédemptoriste belge Servais Paquay en 1886. Malheureusement, il n’est pas possible de déterminer positivement si le prêtre s’était basé sur un modèle en particulier en Europe, voire l’église de la Trinité, ou un traité d’architecture pour élaborer ses plans.
Il est toutefois intéressant de noter que si les clochers doubles de Sainte-Anne-de-Beaupré formaient un ensemble cohérent et harmonieux, l’ajout pur et simple d’une structure similaire sur l’église de Saint-Sauveur a créé une silhouette d’une verticalité déroutante. Il ne faut pas s’en surprendre puisque la nouvelle façade érigée par Peachy à partir de 1867 fut conçue sous l’influence du traité d’architecture City and Suburban Architecture de l’américain Samuel Sloan contenant un plan-type d’une église qui rappelle les grandes lignes de la façade romanesque de Saint-Sauveur. Tout porte à croire que Peachy, dans un soucis de cohérence, avait prévu coiffer l’église d’une grande flèche aux allures médiévales tel que préconisé par Sloan. En effet, la présence de la chambre des cloches construite en pierre dès 1867 semble confirmer cette intention. Le résultat aurait été typique des églises à tour centrale en vogue à cette époque et qui caractérisent l’architecture religieuse traditionnelle du milieu du XIXe siècle jusqu’aux années 1930. En revanche, le clocher fut conçu 25 ans plus tard et s’inspirait d’un précédent donc le vocabulaire architectural était différent et beaucoup plus éclectique, en conformité avec les goûts de l’époque. De là origine l’impression que le clocher semble avoir été greffé à une structure d’un style différent et l’étrange effet de verticalité causé par la duplication de la chambre des cloches.
Comparaison entre la façade de l’église Saint-Sauveur (partie en jaune datant de 1867) et l’élévation-type d’une église de banlieue ou de village par Samuel Sloan. (Tiré de Samuel Sloan, City and Suburban Architecture, Philadelphia, J.B. Lippincott, 1859)
Malgré tout, le fait que Peachy ait décidé d’abandonner son projet initial et de s’inspirer de Sainte-Anne-de-Beaupré n’a rien d’étonnant et n’est pas motivé par la simple évolution des styles architecturaux. À l’époque, ce lieu de pèlerinage gagnait rapidement en popularité à l’échelle du continent grâce à son érection au rang de basilique mineure en 1887 par le pape Léon XIII et à son intégration au réseau ferroviaire qui sillonnait l’ensemble de l’Amérique du Nord. Qu’une paroisse comme Saint-Sauveur ait souhaitée s’identifier à ce haut-lieu de foi populaire n’avait rien d’étonnant puisqu’à la même époque, de nombreux villages demandaient à leurs artisans et architectes de copier en tout ou en partie le célèbre édifice, comme ce fut le cas à Saint-Louis-de-l’Isle-aux-Coudres et en de nombreuses localités de Chaudière-Appalaches. Il serait d’ailleurs intéressant de savoir si le clocher actuel est le résultat du libre choix de Peachy ou plutôt d’une suggestion des paroissiens.
À gauche, l’église Saint-Sauveur en 1900. À droite, la première basilique de Sainte-Anne-de-Beaupré vers 1900. (Domaine public)
De nos jours, et ce malgré le climat effervescent de la fin du XIXe siècle, la disparition de la première basilique de Sainte-Anne-de-Beaupré du paysage québécois et de la mémoire collective depuis près d’un siècle a contribué à faire oublier l’impact immense que celle-ci avait eu à l’époque sur les voyageurs, les curés et les pèlerins soucieux d’implanter dans leur coin de pays des éléments architecturaux les rattachant à la grande thaumaturge. Rappelons que sainte Anne, grand-mère du Christ, venait d’être désignée patronne de la province de Québec et faisait déjà partie de la dévotion populaire depuis les débuts de la colonie, c’était donc un choix naturel à faire.
Comparaison des clochers de Saint-Sauveur (gauche) et Sainte-Anne-de-Beaupré. (Domaine public)
En ce sens, l’opération de sauvetage du clocher de Saint-Sauveur prend une dimension supplémentaire puisqu’il s’agit du dernier exemplaire quasi-identique d’un style architectural popularisé par l’un des plus grands sanctuaires catholiques d’Amérique du Nord. D’ailleurs, la présence de cette silhouette familière dans notre paysage, inconsciemment, s’avère un lien étrange, voire fantomatique, avec les sensibilités religieuses d’un âge révolu. Qui pouvait soupçonner jusqu’à récemment que se promener à l’ombre du clocher de l’église Saint-Sauveur était la manière la plus tangible de saisir l’opulence et le prestige qui frappaient les pèlerins de la Belle Époque au temps de la première basilique de Sainte-Anne-de-Beaupré…
Matthieu Lachance, architecte