Les grands rassemblements religieux comme les Journée mondiales de la jeunesse portent en eux une tension paradoxale, révélée de manière troublante par les violences qui secouent l’Europe ces derniers temps. Quelque chose comme une radicalité inversée…
La peur est sournoise. On pense l’éviter en repoussant le journal du matin et en détournant le regard lorsque les gendarmes et soldats fortement armés déambulent lentement à la gare et sur la plage. On fait comme si la vie se poursuivait normalement. En se multipliant, l’horreur semble se banaliser. Pourtant, elle transforme subrepticement le rapport au monde et aux autres. Une espèce de méfiance inavouable. Dans la foule et sur les places publiques, on s’invente des mesures d’urgence et des plans d’évacuation personnels; encouragé par les appels à la vigilance et à la dénonciation de «toutes personnes suspectes», on se lance dans du profilage sur mesure. Plus fort que nous.
C’est dans ce contexte que des milliers de jeunes ont afflué vers Cracovie au cours des derniers jours, à l’invitation du pape François. Sur le chemin, qui n’a pas songé que ce méga rassemblement n’est pas à l’abri d’un autre horrible attentat. Une fois sur place, les chants des jeunes pèlerins n’arrivent pas tout à fait à couvrir le bruit des hélicoptères, tout comme leurs «high five» ne font pas toujours sourire les soldats massés le long des clôtures. N’empêche. Les jeunes sont là, nombreux, exubérants, prenant d’assaut la ville avec candeur. Curieux contraste entre le bouillonnement de ces jeunes marchant vers Blonia Park et la froideur des soldats et policiers bien alignés. Comme si deux mondes se croisaient, de part et d’autre des cordons et barrières de sécurité.
Pour Audrey et Amandine, deux jeunes Françaises qui vivent la JMJ avec la Communauté du Chemin neuf, les événements récents n’ont pas eu raison de leur motivation. «Bien sûr que nous y pensons», confie Audrey avant d’ajouter que «les terroristes sont bien faibles si l’on se tient debout… et que de toute façon, on ne peut rien prévenir». Pour elles, la situation actuelle renforce le message de la JMJ et l’appel du pape à se lancer «dans l’aventure de construire des ponts et d’abattre les murs», de se mettre à «l’écoute de ceux que nous ne comprenons pas, de ceux qui viennent d’autres cultures, d’autres peuples, également de ceux que nous craignons parce que nous croyons qu’ils peuvent nous faire du mal».
Et c’est bien là la dynamique de ces grands rassemblements que révèle le contexte actuel. Les JMJ sont un renversement, une transgression par l’affirmation hyperactive et pétulante de la foi et son bonheur associé. L’expérience tient dans l’écart: plus le monde est affligé, plus la joie doit être éclatante; plus le monde est violent plus la paix doit être apportée; plus les différences divisent plus l’appel à l’unité doit être entendu. Dans ce contraste, le témoignage de foi gagne en vérité pour les pèlerins en s’inscrivant de manière différenciée dans la culture et la société.
D’ailleurs, que les JMJ soient un événement pacifique est au nombre des motivations des pèlerins que nous avons interrogés dans le cadre de nos recherches. Plus qu’un constat, il s’agit pour les Jmjistes d’une expression de la foi. L’événement y puise sa crédibilité dans la sphère publique: que l’on rapporte d’ordinaire peu ou pas d’incidents violents inscrit le rassemblement dans l’ordre des valeurs communes et partagées, au-delà des questions religieuses. Qui peut être contre le respect, la paix, l’entraide, la fraternité dont les JMJ témoignent?
À bien y penser, c’est une quête de radicalité que nous venons de décrire. Une radicalité qui n’a rien à voir avec la violence, bien entendu. Quelque chose comme une radicalité inversée, pourrions-nous dire. Ou une radicalité «de paix et d’amour» diraient sans doute les Jmjistes. Mais définitivement, les JMJ ont quelque chose de radical et d’extrême. Pas étonnant. Elles sont de leur temps: une époque où la sensation, l’émotion, l’expérience sont garantes d’authenticité et de vérité. Ce faisant, donner sens à sa vie passe par une mise au défi, une confrontation, une performance, un déplacement; autant de composantes caractéristiques des JMJ comme de tous les pèlerinages.
Jean-Philippe Perreault est professeur à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval et titulaire de la Chaire Jeunes et religions. Ses travaux s’inscrivent en sciences des religions, dans une approche sociologique. Il s’intéresse aux configurations contemporaines du religieux, au religieux dans les sociétés de consommation, à la «religion numérique», à la religiosité des grands rassemblements.