Chaque année, c’est immanquable et ça revient avec le même bon goût que le pain sandwich de matante Gertrude: ces clercs qui se lancent dans une chaude lutte pour savoir qui fera le meilleur grincheux.
En 2021, un évêque de Sicile semble en voie de l’emporter. Mgr Antonio Stagliano, de Nato, ne s’est pas gêné pour déclarer devant les enfants que le Père Noël n’existe pas. Fariboles commerciales attribuables à Coca Cola, selon lui. L’affaire a pris une telle ampleur que les expressions «Coca Cola» et «Babbo Natale» (Père Noël, en italien) sont devenues tendance sur Twitter en Italie à la fin de la semaine dernière.
«J’ai incité les plus jeunes à avoir une idée plus incarnée du Père Noël afin qu’ils puissent mieux vivre l’attente et surtout l’échange des cadeaux, a dit l’évêque, cité dans le journal italien Corriere del Mezzogiorno.
Il s’agirait selon lui d’une «façon de faire de la popthéologie et de retrouver le vrai sens de la tradition chrétienne de Noël. Pour le reste, a-t-il conclu, les enfants savent que le Père Noël est papa ou tonton. Donc pas de rêves brisés.» Devant le tollé local, le diocèse a fini par présenter ses excuses.
Mais l’évêque italien a de la compétition, et non la moindre. Car même le pape François se prête au jeu. Vendredi dernier, en parlant de la crèche, il a appelé à faire en sorte que Noël ne soit pas «pollué par le consumérisme et l’indifférence». Selon Vatican News, il a aussi ajouté: «Ne faisons pas l’expérience d’un faux Noël commercial! […] Pour que ce soit vraiment Noël, n’oublions pas ceci: Dieu vient être avec nous et nous demande de prendre soin de nos frères et sœurs, surtout les plus pauvres, les plus faibles et les plus fragiles, que la pandémie risque de marginaliser encore plus. Car c’est ainsi que Jésus est venu au monde, et la crèche nous le rappelle.»
Des paroles fortes, presque outrecuidantes, venant d’hommes portant des accoutrements dont la valeur excède parfois celle du salaire mensuel moyen d’un ouvrier dans certains pays.
Dans nos paroisses québécoises, s’en prendre au «Noël commercial» a de quoi sonner faux en se perdant dans l’écho de lieux de culte à moitié vides dont la facture annuelle de chauffage et d’entretien surclasse souvent ce qui est donné aux nécessiteux.
Le souci du sens demeure
De telles déclarations un tantinet amères laissent croire à tort que trop de gens ne se soucient guère du sens de Noël, voire qu’ils ne sont que les victimes hébétées d’un système cyniquement mercantile. Or rien n’est moins vrai.
Ce n’est pas tant que Noël a «perdu» son sens que les gens jonglent aujourd’hui avec un «casse-tête» de sens, essayant d’équilibrer ce qui leur fait plaisir avec les sensibilités des uns et des autres. Comment tenir compte des aspects traditionnels en 2021? Qui, quand et comment recevoir? Comment approcher telle personne avec qui je suis en froid? Comment modérer mes attentes face à mes propres exigences? Ma belle-sœur est végane, dois-je revoir mon menu? Si je propose un bénédicité, cela va-t-il donner un prétexte au cousin Claude, athée militant, pour lancer quelques pointes et plomber l’ambiance? Si je consomme plus qu’en temps normal, suis-je un sale néocapitaliste sans vergogne?
Faire bonne chère devant des tables remplies sur lesquelles on peine à distinguer ce qui est offert tellement il y en a – boissons, entrées, plats, desserts – est ancré dans notre culture depuis longtemps. Les lourds manteaux de fourrure, les shoe-claques enveloppant les chaussures lustrées, les chics chapeaux, les parfums du dimanche, les broches et les cravates extravagantes: de voir nos aînés, d’ordinaire si économes et mesurés, se laisser aller à une telle abondance marquait le sens de la fête. Surtout, cela permettait d’inculquer certaines subtilités appréciatives, à commencer par celle du faste.
Un faste qu’on réduit peut-être trop rapidement à des excès de consommation superflus et à un luxe inutile. Il marque pourtant une césure dans nos années-marathons, nous autorise à mettre nos calculatrices caloriques sur pause pendant quelques heures et, par sa douce exagération, nous enivre dans un moment d’insouciance pour les plus vieux et d’innocence pour les plus jeunes.
Ce n’est pas un style de vie à préconiser au quotidien, mais ce n’est pas non plus ce qui risque d’expurger Noël de toute forme de sens.
Une autre lecture de la consommation
On peut certes se crisper autour d’une surconsommation bien réelle, mais pourquoi ne pas plutôt se réjouir devant une sensibilité renouvelée ces dernières années pour la «mieux-consommation»? Celle qui se soucie d’encourager des boutiques locales, d’offrir des produits de qualité à l’impact limité sur l’environnement et qui développe le réflexe de considérer la provenance du produit et ses conditions de création?
Les échanges de cadeaux s’inscrivent par ailleurs dans l’une des plus anciennes dynamiques propres aux sociétés humaines. Le don appelle le contre-don, et ainsi de suite, renouvelant continuellement le tissu social. C’est d’ailleurs le thème de l’essai le plus connu de l’anthropologue Marcel Mauss paru en… 1924. À cet égard, le temps des Fêtes vient donner un cadre temporel à cet échange dans nos sociétés occidentales où le pouvoir d’achat rendrait possible la multiplication infinie, à travers biens et services, de cette dynamique belle mais éreintante lorsque trop soutenue. Ainsi, Noël n’agit peut-être pas tant comme amplificateur mais bien comme limitateur de ce rituel. Ce n’est pas pour rien que les as du marketing cherchent à faire déborder le geste dans d’autres fêtes du calendrier, de la Saint-Valentin à la Fête des mères, sans oublier Pâques et l’Action de grâce…
Offrir est, dit-on, un art, et Noël est une toile parfaite pour s’y exercer. Le cadeau doit être juste, raisonnable, combler un besoin et témoigner d’une connaissance ou d’un respect profond envers la personne à qui on l’offre. Remplir ces conditions demande une réflexion qui est plus à même de nous faire entrer dans un processus introspectif sur nos consommations ordinaires et extraordinaires que bien des sermons, que l’on donne ou reçoive.
S’il faut s’objecter à quelque chose, c’est bien à une sur-spiritualisation de Noël, doublée d’un accaparement de son sens par une poignée de tire-la-tronche s’érigeant en exégètes absolus du sens de la fête. Ces pères Fouettard qui ne voient dans notre monde qu’un vulgaire bas de Noël rempli de charbon en toc. Mais reconnaissons-leur au moins une utilité: ils nous rappellent que croire que des hordes de gens réduisent Noël à une orgie de dépenses est tout simplement réducteur et déconnecté de la réalité.

Noël en vérité
Par Louis Cornellier