Etty Hillesum et Christian de Chergé peuvent-ils nous servir de modèles? Leur foi et leur courage, si profonds, si absolus, ne sont de toute évidence pas à notre portée.
Juive néerlandaise née en 1914 et morte à Auschwitz en 1943, à 29 ans, Etty a affronté la Shoah en chantant Dieu avec fougue, d’une manière éblouissante, dans ses lettres et dans son journal. Volontairement engagée comme aide sociale au camp de transit de Westerbork, où les juifs du pays sont parqués avant d’être envoyés à la mort, Etty refuse l’aide d’amis qui lui offrent de se cacher pour éviter ce sort. «Je veux, leur dit-elle, partager le destin de mon peuple.» Pour elle, selon ses propres mots, «ce qui importe, en effet, ce n’est pas de rester en vie coûte que coûte, mais la façon de rester en vie».
Né en 1937 dans une famille catholique française, Christian de Chergé découvre l’Algérie pendant son enfance alors que son père, officier de l’armée française, y est en poste. Sa mère l’initie au pluralisme religieux en l’invitant à respecter les musulmans qui, lui dit-elle simplement, «prient Dieu». En 1959, Christian fait son service militaire en Algérie. Quand des nationalistes algériens veulent le lyncher, il est sauvé par son ami Mohamed, un musulman pieux qui sera tué peu de temps après, en représailles.
Devenu moine, Christian tiendra à s’installer en Algérie, en mémoire de cet ami qui a donné sa vie pour lui. Partisan du dialogue entre l’islam et le christianisme, il refusera, avec six frères, par solidarité avec les Algériens, de quitter son monastère de Tibhirine, malgré la guerre civile qui fait rage et les dangers qui s’ensuivent. Les sept moines seront enlevés et assassinés en 1996.
La foi contre la haine
Le dominicain Yves Bériault, qui avait déjà consacré un beau livre à Etty en 2010, rend hommage à ces deux grandes figures de la foi dans Seul l’amour a de l’avenir (Médiaspaul, 2018, 152 pages), un titre tiré d’une lettre de Christian à un ami.
La jeune juive et le moine ne se ressemblent pas en tout. Au moment où elle écrit son journal et ses lettres, dans la nuit de la Shoah, Etty vient de découvrir la foi et en a «une approche plus personnelle, plus affective, plus spontanée» que celle de Christian, fondée sur une réflexion théologique plus assurée. Bériault note toutefois que Christian et ses frères lisent Etty, dont «la foi se situe à la frontière du judaïsme et du christianisme». Au-delà des différences, donc, on trouve une expérience partagée. «Etty Hillesum et Christian de Chergé ont été aux prises d’une manière radicale et irréversible avec le mystère du mal, ce visage trop souvent caché, mais combien réel, de la condition humaine», écrit Bériault.
Dans les deux cas, un même refus de la haine s’exprime. Christian appelle «frères» les soldats et les djihadistes qui s’opposent en Algérie et n’accepte pas qu’on attribue à l’islam, comme religion, la responsabilité de cette catastrophe. Etty, de même, ne hait pas les Allemands, qui souffrent eux aussi, écrit-elle. «Elle est surhumaine, mais en même temps inhumaine par son acceptation du mal qui sévit», écrivait à son sujet Tzvetan Todorov.
Etty, pourtant, refuse le fatalisme. «L’absence de haine, note-t-elle, n’implique pas nécessairement l’absence d’une élémentaire indignation morale.» Elle croit cependant qu’ajouter du mal au mal n’a rien d’une solution. Elle choisit de chercher Dieu en chaque homme, tout comme Christian choisit de le chercher dans la foi de l’autre. «Depuis trente ans, écrit-il, que je porte en moi l’existence de l’islam comme une question lancinante, j’ai une immense curiosité pour la place qu’il tient dans le dessein mystérieux de Dieu. La mort seule, je pense, me fournira la réponse attendue.» Dans son testament spirituel, rédigé deux ans avant sa mort et qui se termine par les mots «Amen» et «Inch’Allah!», le moine accorde son pardon à son futur assassin, «l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce qu’[il faisait]».
Une inspiration
Devant le mal qui s’abat sur la terre, Etty et Christian ne perdent pas la foi. La première, explique Bériault, demeure «consciente que la force intérieure susceptible de nous donner le courage d’affronter la vie et ses tempêtes ne peut nous venir que de Dieu». Dans une formule à la fois naïve et puissante, elle affirme même que «c’est à nous d’aider Dieu». Christian, quant à lui, écrira: «Dans la nuit, prendre le Livre quand d’autres prennent les armes.»
Nous pouvons, simples croyants ou hommes et femmes ordinaires de bonne volonté, nous sentir dépassés par de tels champions de la foi et de l’amour du prochain. Comment, en effet, être à leur hauteur, avec nos petitesses quotidiennes? Bériault, en conclusion de cet essai admiratif et stimulant, nous vient en aide. «N’est-ce pas, écrit-il, le propre des saints et des mystiques de nous appeler à aller au-delà des frontières que nous nous fixons nous-mêmes, là où nous pensons que le chemin est trop ardu, insensé, impossible?»
C’est parce que nous ne sommes pas des saints que nous avons besoin de tels personnages pour nous inspirer, pour vivre mieux.